Revenons au début des années 1960. Un jeune homme - on l'appellera Pierre - est paysan en Mayenne et est un des responsables locaux de la JAC (Jeunesse agricole chrétienne), mouvement qui a révolutionné les campagnes françaises. Après avoir effectué son service militaire pendant la guerre d'Algérie, il en était revenu convaincu que l'indépendance était inéluctable. Il avait au fond de lui un sentiment de dette vis-à-vis de ce pays que la France opprimait depuis 1830. Alors quand l'occasion s'était présentée, après l'indépendance, de partir à la rencontre des jeunes ruraux d'Algérie, il n'avait pas hésité. Le petit paysan de la Baconnière qui avait quitté le banc de l'école à 14 ans avec pour seul bagage son Certificat d'études primaires n'avait pas hésité un instant : sa place était là-bas. Il était retourné en Algérie pour combattre une fois encore, mais pas contre les Algériens... pour le développement, pour l'espoir.
A 250 km plus au sud, près de Niort, une jeune fille - on l'appellera Madeleine - monitrice en arts ménagers, également militante à la JAC, a décidé de se rendre utile pour la nation algérienne nouvelle. Elle n'a pas encore 21 ans, l'âge de la majorité, et doit demander à ses parents de "l'émanciper". Cette jeune fille des Deux-Sèvres a déjà une conscience aiguë des droits des femmes. Pendant ces deux ans, à La Verdure (aujourd'hui Mechroha), près de Souk-Ahras, elle va instruire des jeunes filles totalement illettrées dans le cadre d'une Maison familiale. La colonisation avait oublié de s'intéresser à ces filles de la montagne.... Madeleine leur a appris les choses élémentaires de la vie pour tenir au mieux un foyer et pour ne pas subir totalement leur vie.
Madeleine et Pierre se sont rencontrés dans ce village perdu proche de la Tunisie, se sont aimés. Ils ont décidé de se marier en 1965, de retour en France, et ont fondé un foyer, donnant naissance à quatre enfants, deux filles et deux garçons.
Vous l'avez sans doute compris, Monsieur le Consul, Madeleine et Pierre sont mes parents. Moi, je suis l'aîné de cette fratrie et je vous écris aujourd'hui pour vous raconter une situation d'une injustice totale dont vos services portent la pleine et entière responsabilité. Je continue l'histoire si vous le permettez...
Mon père a été paysan pendant plus de 35 ans, militant syndical et politique. Ma mère a fait différents métiers, a été toujours très engagée dans leur commune mayennaise de 2 000 habitants ou sur un plan plus politique (elle s'est présentée plusieurs fois aux élections sous l'étiquette socialiste). Mes parents sont partis à la retraite et abordent aujourd'hui la dernière partie de leur vie bien remplie. Ils ont désormais 86 et 81 ans, sont en bonne forme, sans pour autant courir le 100 mètres tous les jours.
Voici deux ans, ils ont exprimé l'envie de repartir une dernière fois en Algérie. Depuis leur retour en France, ils sont déjà retournés trois ou quatre fois dans ce pays qui est un peu le leur. Cette fois-ci, ils ne se sentaient pas capables de partir seuls. Nous, les quatre enfants, avons proposé de repartir avec eux, refaisant ainsi le voyage que nous avions entrepris tous ensemble en 1977.
Monsieur le Consul, j'avais 11 ans, mais je n'ai rien oublié.
Ce voyage, nous ne le ferons pas ensemble par la volonté de vos services. Mes parents, mes deux soeurs et mon frère ont obtenu leur visa au consulat basé à Nantes. Quant à moi, aucune réponse n'a été donnée par les services parisiens de votre consulat. J'ai déposé mon dossier avec toutes les pièces requises le 22 mars (pour un départ prévu le 21 avril). On m'a dit : "On vous enverra un texto quand votre visa sera prêt." Je l'attends toujours...
Je me suis rendu à deux reprises (les 17 et 19 avril) dans vos locaux près de Nation, et à chaque fois, on m'a tenu le même discours : "Nous n'avons reçu aucune instruction d'Alger." Quand j'ai demandé si mon visa avait été refusé, on m'a répondu qu'aucune information de la sorte ne leur était parvenue. Cela veut dire quoi, une demande de visa ni acceptée ni refusée ? Personne n'a pris la peine de me recevoir et d'essayer de savoir où se trouve ma demande de visa. J'ai compris que j'étais quantité négligeable.
Monsieur le Consul, on va se parler franchement : vos services n'ont pas respecté leur engagement. J'ai versé 110 euros pour que ma demande de visa soit examinée. Manifestement, elle n'a pas été car un mois après mon dépôt de dossier, aucune réponse ne m'a été apportée.
Alors bien sûr, ce n'est pas dramatique... le voyage tant espéré par mes parents et si méticuleusement préparé va se faire. Tout le monde (sauf moi) est parti ce dimanche midi depuis Orly. Le rêve de mes parents est exaucé... mais pas totalement. Quand nous nous sommes quittés ce midi avant leur départ, j'ai vu un regret très fort dans le regard de mes parents. Des familles réunies, cela devrait être important pour vous au regard de la culture que vous êtes censé défendre.
Monsieur le Consul, vous avez la possibilité de débloquer la situation en me délivrant rapidement ce fameux visa. Je pourrais ainsi les rejoindre à Alger pour la seconde partie de ce voyage qui dure deux semaines. Et vous pourrez ainsi effacer un sentiment d'injustice et d'incompréhension envers la (non) décision d'un pays qui occupe une place particulière dans mon coeur.
Et oui, il faut que je vous explique, Monsieur le Consul. Moi aussi, j'ai un lien très fort avec le pays que vous représentez. J'ai voyagé plusieurs fois en Algérie et j'ai toujours été fasciné par la beauté des paysages et la bonté du peuple. J'ai été marié pendant une dizaine d'années avec une Algérienne ; nous avons eu ensemble deux fils (30 ans et 26 ans) qui sont très fiers de leur pays. Si l'Algérie affronte au foot l'équipe tricolore, le drapeau qu'ils agiteront sera le drapeau vert et blanc. J'ai par ailleurs travaillé pendant dix ans pour l'hebdomadaire Témoignage Chrétien qui, avec André Mandouze et Hervé Bourges, notamment, s'est engagé corps et âme pour l'indépendance algérienne.
De façon plus large, je regrette votre (non) décision car je vois monter sur tous les continents les positions de rejet et de haine, le nationalisme exalté, l'odeur de poudre et de sang. Tout ce qui renforce l'amitié entre les peuples, la capacité à se comprendre, voire à s'aimer devrait être renforcé par un pouvoir algérien qui est l'héritier de la belle révolution de 1962.
Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, Monsieur le Consul, mais je vais vous confier la raison principale de ma tristesse. Mon ex-belle mère avec qui j'ai entretenu des relations chaleureuses, malgré la séparation avec sa fille, est en train de s'éteindre. Je voulais la revoir une dernière fois avant qu'il ne soit trop tard. Ce ne sera pas possible à cause de la (non) décision de vos services, sauf si...
Monsieur le Consul, j'ai oublié de vous dire que mon ex-belle mère est une femme remarquable de détermination, d'humour et de joie de vivre (quand elle allait bien). Elle s'appelle Zohra qui en arabe signifie la "blancheur lumineuse".
Monsieur le Consul, n'éteignez pas la lumière...