Le matin du 28 novembre, je faillis m’étrangler de colère et doucher mon petit poste lorsque j’entendis présenter la mutation de Roosevelt 2012 en association « Nouvelle Donne ». Ce renouvellement, fut-il annoncé avec un air entendu, rencontrait peu d’audience parce qu’inauguré par des intellectuels et Edgar Morin, Cynthia Fleury furent nommés.Ma révolte augmenta lorsqu’à 8h 55 l’humoriste Walter introduisit une de ses idées comme intellectuelle ...mais il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, ça n’allait pas durer longtemps...C’était peut-être de l’antiphrase mais la catégorie intellectuelle y était bien désignée comme étrange, voire étrangère.
Assumant ma qualité d’intellectuelle, (épithète que l’on m’applique souvent sans voir le courage que cela m’a demandé, ce qui n’exclut pas le plaisir, au contraire), je fis quelques recherches stimulées par mon indignation. Le verbe latin intelligere signifie discerner, saisir, comprendre. Il se décompose en un préfixe, inter : entre et un verbe legere : cueillir, choisir, lire. Le mot intellectualis en dérive. Le terme français intellectuel,d’apparition récente a été adopté, en lien avec l’affaire Dreyfus, par les écrivains antisémites Barrès et Brunetère, pour désigner les écrivains dreyfusards Emile Zola, Octave Mirbeau, Anatole France.
On peut sourire en précisant cela : Edgar Morin, participant intellectuel de « Nouvelle Donne » est celui qui a eu le courage de jeter son étoile jaune dans la Seine et rentre en Résistance. Il aurait été dreyfusard !
D’après Wikipédia, « la connotation péjorative initiale (l'intellectuel comme penseur réfugié dans l'abstraction, perdant de vue la réalité et traitant de sujets qu'il ne connaît pas bien) a ensuite très largement disparu, au profit d'une image positive d'hommes, appartenant certes à des professions intellectuelles, mais avant tout soucieux de défendre des causes justes, fût-ce à leurs risques et périls ». Cela confirme ma conviction : nous voilà embarqués dans une dangereuse régression qui fait les beaux jours des extrêmes car l’ « image positive », idéalisée, dont nous parle Wikipedia, n’est plus d’actualité. Sous l’influence d’un totalitarisme soft, celui des nouveaux pouvoirs, par lesquels j’entends toutes ces manœuvres de tous bords pour nous inciter à dépenser plutôt qu’à penser, actions marketing qui jouissent de la complaisance des politiques et s’appuient sur les progrès des neurosciences rendant possibles des inscriptions dans nos cerveaux, nous pouvons être, à notre insu, intellectuels y compris, dépossédés de notre liberté de choix. Et pour que nous restions dociles, une sous culture, le plus souvent, nous est proposée par les images cinématographiques et télévisuelles mièvres ou violentes. Pas toujours, heureusement, mais pour discerner et choisir, il faut réaliser un exercice intellectuel.
Comment inventer de nouveaux modes, une « nouvelle donne », sinon en s’autonomisant, c'est-à-dire en développant et multipliant ses propres connexions synaptiques. Maryanne Wolf, neuropsychologue américaine, travaillant en particulier sur Proust, la dyslexie, les apprentissages de lecture et d’écriture a pu énoncer : « nous sommes ce que nous lisons » Ses recherches sur le cerveau, par l’intermédiaire de l’IRM, l’ont convaincue de la plasticité cérébrale qui se nourrit de notre vie psychique, de nos émotions, de notre culture ; j’ajouterai « de notre pensée » car je sais que penser et traduire ma pensée en écriture me modifie, au même titre que échanger des points de vue.
Etre intellectuel(le), c’est pour moi préférer d’autres incitations à celles d’une jouissance consumériste sans limites comme à l’imposition d’une culture uniformisée.
Je crois que seul l’art, à condition qu’il puisse se tenir à l’écart de la commercialisation, peut avoir des effets semblables, sinon supérieurs à ceux de la pensée ; mais l’imagination qui le nourrit n’est-elle pas une forme de la pensée ? La poésie n’est-elle pas une sœur de la philosophie ? La musique une sœur des mathématiques ? La peinture une sœur de la géométrie ? Autant de disciplines intellectuelles.
Pour aller de l’avant, il faudrait développer nos qualités intellectuelles et les partager : c’est le rôle de l’éducation et de toute transmission : chercher à combattre cette paupérisation symbolique qui prend la forme d’une saignée du signifiant, au même titre que nous souhaitons combattre la paupérisation sociale. Et certes, il y faudrait une « nouvelle donne ».