Il n’y a pas de chiffres et rien que je puisse défendre. Je n'ai rien réussi à faire dans cette boite à part correspondre au manque de profil. Le comptable, lui, était bien au-dessus de ça. Il était parfaitement compétent, il est parti pour des raisons personnelles, ça m'a fait un choc, je ne voyais pas comment continuer dans cette boite sans le comptable. Je l'ai toujours considéré comme une personne indispensable, pas pour la comptabilité mais pour la poésie avant toute chose.
Un jour j'étais dehors à fumer avec le comptable, j'ai levé la tête, je ne sais pas pourquoi, je me souviens du ciel, c'était un brouillard blanc, il y avait des corbeaux assis au bord du toit. Je les ai vus assis mais voir n'est pas savoir parce que les corbeaux ne s'assoient pas, contrairement aux chiens et aux éléphants. Les éléphants s'assoient. Les cirques ont abusé des éléphants assis, le public appréciait l'air social qu'avaient les éléphants posés ainsi en rond comme des cons, il semblerait que ce soit marrant de voir des éléphants, animaux beaux et grands, faire ainsi salon en civilisation. Les corbeaux ne sont pas des bêtes de cirque. Aucun dresseur n'a jamais pu forcer un corbeau à s'assoir. Ces oiseaux ne s'assoient jamais, ils jouent à le faire croire. L'un des corbeaux ouvrait un large bec, il était en train de parler de quelque chose que je n'ai pas compris, j'imagine que ce n'était pas plus qu'un avis avisé sur la vie vu son banal ramage, l'autre avait l'air d'approuver ses conneries mais je ne saurais dire si c'était par politesse ou par opinion. Celui qui l'ouvrait accroissait son croassement, est-ce qu'il était en train de raconter des fables ou d'exprimer une morale à deux balles, ce que j'en sais, bref le comptable et moi écoutions les corbeaux tout en restant cois. Nous n'avions pas compté sur la présence de phénix de ces bois dans notre espace fumeur, c'était une bonne surprise et nous étions heureux, oui, le comptable et moi, de contempler d'en bas ces beaux corbeaux d'en haut. "Ce duo de corbeaux est beau", ai-je dit au comptable, et lui : "Tous les corbeaux sont beaux". J'étais d'accord, bien que je n'aie pas observé personnellement tous les corbeaux de la terre. Mais je renverse la charge de la preuve, montrez-moi un seul corbeau moche dans tout l'écosystème de la planète entière. Aucun, c.q.f.d., tous les corbeaux sont beaux. Et tous ces corbeaux beaux c'est déjà ça de gagné sur l'élevage industriel.
J'avais justement vu, la veille de ce grand jour, une vidéo de corbeaux. Dans cette vidéo, des corbeaux apparemment normaux faisaient du toboggan sur un toit enneigé, or ils ne glissaient ni par hasard ni par nécessité, mais s'amusaient à faire, en gamins, des glissades. J'avais admiré la capacité de ces géniaux oiseaux à concevoir tous seuls des jeux intelligents au point de carrément inventer par eux-mêmes les sports d'hiver, et donc à développer une activité complexe et inutile et parfaitement indifférente au salut de monde rien que pour le plaisir des loisirs en plein air. J'avais découvert cette vidéo en cherchant sur le net s'il y avait des rapports entre l'art et la politique, pas par intérêt pour l'art ou pour la politique, mais pour passer le temps en attendant de lutter contre le fascisme. Bref, j'ai trouvé cette vidéo. Elle servait de motif principal à un cours de master dispensé par le disciple d'un feu prof à l'École des mines célèbre dans le monde entier, comment s'appelait-il déjà, qui avait réussi à ouvrir, à Sciences po ou je ne sais où, une formation sur l'art et la politique grâce à l'argent de fondations généreuses et désintéressées comme sont les fondations, un chercheur unique dont le nom est connu pour avoir expliqué à quel point il est stupide de vouloir être un chercheur unique, qui écrivit des livres simples et de bon goût où il sonnait la fin de la lutte des classes pour s'adresser à l'ensemble des êtres terrestres qui savent lire et écrire et compter en base dix, qui était connu aux États-Unis car il parlait anglais et au Japon pour je ne sais quelle raison, qui n'aura jamais été moderne, pas non plus post-moderne mais toujours normal et catholique avec l'éducation correspondante ainsi que les habits et l'habitus aussi, qui s'était dit, tel un nouveau Saint-Simon, que l'État manquait d'imagination, avait donc imaginé que l'innovation et la créativité, ses deux enfants dociles régularisés par l'économie de marché, se trouvaient dans la tête d'une nouvelle avant-garde d'artistes et d'ingénieurs et de géniaux corbeaux, lesquels pourraient donc inspirer les élites de la nation, bref. J'ai repensé à la vidéo du master pour Terrestres capables d'écrire des devoirs en deux parties deux sous-parties et j'ai dit au comptable "Il paraît que les corbeaux sont des animaux très intelligents." Lui : " Bien sûr qu'ils sont intelligents." Et il a ajouté "Tous les animaux sont intelligents." Je ne sais pas si c'est un fait, une philosophie ou une mystique mais ça m'a fait réfléchir.
J'ai pensé aux phasmes et j'ai posé la question sur l'intelligence des phasmes au comptable, parce que quand-même, un phasme, c'est pas loin d'une brindille. Il m'a répondu " Oui bien sûr que les phasmes sont intelligents." Il a souligné que se faire passer pour une brindille était bien la preuve d'une intelligence peu commune.
J'ai longtemps vécu sans penser aux brindilles. Même aux animaux, je n'y pensais pas beaucoup. J'ai connu des animaux, des chiens et des chats et j'ai déjà côtoyé des vaches et des chevaux ainsi que des poules et des canards, j'ai vu des poissons et des mouches, sans parler des moustiques. L'existence des grands animaux d'Afrique ne m'est pas inconnue alors même que je n'en ai jamais personnellement rencontré, ne connaissant le Kenya que par les documentaires et les films d'aventure. C'est-à-dire que si, j'ai pu aller au cirque à l'époque où ils étaient la principale attraction entre les trapézistes et les clowns pas drôles et j'ai dû aller aussi au zoo mais je n'y étais pas, je faisais comme si j'y étais mais en réalité je refusais d'y être, je cherchais à éviter ce rapport entre les foules et les cages, j'identifiais les cages et les foules et surtout les deux ensemble à une menace sur la vie en général et donc aussi sur ma vie, les menaces sur la vie en général sont beaucoup plus redoutables que les menaces directes, l'angoisse est imprécise et le danger souvent impossible à situer. C'est comme ça que j'ai commencé à faire appel à une doublure, je m'absentais et ma doublure jouait mon rôle de manière très correcte, elle ne craignait ni la foule ni les cages, applaudissait au cirque et se promenait en sautillant au zoo tandis que je n'étais pas là, ma doublure pouvait prendre les coups de l'expérience et ne me demandait rien en retour car elle adorait jouer et s'enivrait avec ses performances et se payait en succès auprès des adultes flattés de réussir si bien leur éducation occidentale, ainsi jusqu'à ce que ce soit tout à fait terminé, c'est-à-dire jusqu'à ce que s'éteignent les dernières questions des adultes en recherche de remerciements d'enfants heureux, je pouvais compter sur ma doublure, bref je déteste ces endroits avec des foules et des cages, déjà enfant j'en avais horreur, les deux mots, cage et foule, sont toujours associés dans mon esprit. L'enfance occidentale en dit long sur l'Afrique, les images, les petits livres pour enfants, les jouets, tout le monde aime les lions et les zèbres. Il faut parfois aller jusqu'à l'éléphant pour prendre conscience de l'existence des animaux. Parfois même l'éléphant ne suffit pas. Les chasseurs l'éléphant n'ont pas conscience de l'éléphant, ils n'ont que leur désir de tuer une idée d'éléphant. L'idée d'éléphant sans éléphant a remplacé l'éléphant dès mon enfance, avec la télévision et les livres et les photos de brousse. Les enfants connaissent et reconnaissent les éléphants sans avoir jamais fait l'expérience de l'éléphant vivant. Ils ont acquis l'idée et cette idée complètement séparée de l'éléphant vivant les empêchera toujours de rencontrer véritablement l'éléphant. Ce qui permet de tuer des éléphants, c'est l'idée d'éléphant. Je pense à ça, depuis le comptable et les corbeaux, en attendant de lutter contre le fascisme.
Marrant. Avant je m'inquiétais surtout pour mes gosses et pour ma peau, je ne m'inquiétais que très secondairement du fascisme et vraiment pas beaucoup pour l'avenir de la planète, maintenant je passe des nuits à penser au fascisme et à la planète et aux relations entre la planète et le fascisme, j'en ai parlé la dernière fois déjà, j'ai dit le mot "inquiétude", c'était comme ça, comme j'aurais dit n'importe quel mot et pourtant ce mot-là est venu, j'ai réfléchi à l'inquiétude, l'inquiétude a commencé à me saisir à cause du mot alors j'ai pensé à ma mère qui est réputée pour être de nature inquiète et je me suis dit que j'étais aussi peut-être de nature inquiète et j'ai commencé à m'interroger sur la dimension politique de l'inquiétude de ma mère.
J'en suis là.
Le comptable est parti. Quand il est parti j'ai su que je partirais. Et en effet, quelques mois plus tard, j'ai quitté cette boite. Pour des raisons personnelles, bien sûr.