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Billet de blog 1 août 2013

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Steinbeck theory

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’idée de sentir et de penser à partir de là, l’idée de commencer par sentir et penser à partir d’une conscience ici et maintenant, dehors et après la pluie, l’idée d’une conscience dehors après la pluie, l’idée de pensées nouvelles qui jaillissent on ne sait comment, indépendamment de la culture, des livres, des accumulations de savoirs, pensées que produirait la conscience de sentir, cette idée qu’il est possible de penser dehors, après la pluie, sans les tourments intérieurs et les douleurs anciennes, sans peur de nouvelles blessures et sans peur du jugement divin, cette idée n’effleure pas la jeune fille menacée par d’insolubles questions.

Elle cherche dans les entrailles du maquereau cuit à la poêle sur la plaque électrique une vérité matérielle, au milieu du cadavre cuit voudrait l’infiniment pur, ne trouve pas, trie tout, autour de l’arrête écarte les chairs trop riches, les peaux trop cuites et ces petites taches noires que fait la cuisson, doit manger, lève la fourchette et la redescend, organise le riz, un peu à gauche, deux grains à droite et des petits tas éparpillés, et voilà qu’un écrivain est sur la table, la jeune fille est contrariée, elle n’a pas envie d’écrivain.

La veille j’avais trouvé, par miracle, parmi les livres catholiques et de psychologie qui occupent les étagères de la chambre de la jeune fille, le livre de Steinbeck Des souris et des hommes. Je l’avais lu il y a longtemps, il ne m’en restait que le nom des deux amis de misère et cette traduction des dialogues imitation paysan qui sonne souvent si faux dans not’ beau français, je l'avais pris pour moi mais la bébé cherchait quelque chose à lire, elle me tournait autour. - C’est quoi ça, Man ? – C’est un roman génial mais je ne m’en souviens plus bien. – Tu me le passes ? Et elle l’avait lu sur la balançoire dans l’après-midi, elle était revenue pas mal en colère.  - T’aurais pu me prévenir, t’exagères de m’avoir rien dit ! - Dit quoi ? - La fin, tiens ! Moi la fin je ne savais plus. - Comment ça tu t’en souviens pas ? Mais comment t’as pu oublier ? à la fin George il tue Lenny, à la fin Lenny est tué d’une balle dans la tête, sacré bon dieu ! - Ah si, oui. Mais je ne savais plus pourquoi. - A cause de la fille que Lenny a tuée sans faire exprès parce qu’elle avait les cheveux doux et qu’elle s’était mise à crier. La bébé m’a fait remarquer que ce livre n’était pas de son âge, que ce livre n’était d’aucun âge et que je lui avais bousillé toutes ses lectures futures, parce que qu’est-ce qu’elle pourrait avoir envie de lire après ça, rien du tout ! A dix ans elle n’aurait plus jamais rien à lire, non seulement ça mais elle ne pourrait même plus jamais rien imaginer parce que ce livre c’était la fin de tout, alors qu'est-ce qu'elle va faire de toute sa vie qui lui reste ? Je lui avais bousillé sa vie de lui filer Steinbeck à dix ans, et en même temps c’était incompréhensible que je n'aie pas pensé à lui en parler plus tôt, comment j’avais pu la laisser dans l’ignorance de Steinbeck jusqu’à un âge si avancé, alors qu’elle aurait très bien pu le lire déjà l’année dernière ou l’année d’avant, c’était rien que du temps perdu tout ce temps qu’elle avait dû vivre sans avoir lu ça. J’ai argumenté que Steinbeck n’était peut-être pas adapté à huit ans, qu’à huit ans elle n’avait pas encore toute l’expérience de la personne mûre et expérimentée qu’on est à dix ans, qu’à huit ans on ne connaît pas encore très bien la vie alors comment on pourrait vraiment apprécier Des souris et des hommes - Alors c’est nouveau qu’à huit ans on connaîtrait pas la vie, a dit la bébé et elle a soupçonné, tu viens d’inventer ça, si c’est pas pour m’emmerder !”

A table, maintenant, c’est une jeune fille née dans ces années trente qui s’en prend à moi à cause de Steinbeck. Devant son assiette où les rangées de riz dessinent ses batailles organiques, elle refuse l’écrivain, ne veut pas en parler, d’ailleurs, dit-elle, on en a déjà discuté hier.  “Discuté ? Non, je lui réponds, on n’en a pas discuté, tu as seulement décrété que c’était un livre horrible, ça s’appelle pas discuter, discuter c’est échanger des idées, t’as pas échangé d’idées.”  La jeune fille voudrait exercer sa censure, la loi morale du dégoût et de l’effroi et la faire appliquer dans tout le royaume par le seul effet de son autorité, l’autorité cette besterie, cette usance des tyrans qui voulurent leur arbitre tenir lieu de raison, une autorité dont elle a sans doute hérité du temps de son enfance sous l’Occupation catholique et dont elle a usé à son tour quand elle faisait encore le poids d’un adulte en pleine santé, quand il n’y a avait pas encore de contr’un.

Maintenant c’est fini, je me dis, l’autorité n’est qu’une besterie et rien d’autre, la jeune fille a un Indice de Masse Corporelle trop faible pour s’imposer par la force ou l’intimidation.

De fait elle se tait, ne touche plus à rien, ni au poisson, ni au riz, ni à l’écrivain, elle aurait voulu que le maquereau n’ait jamais été pêché, que le riz n’ait jamais poussé, que l’écrivain n’ait jamais rien écrit, que ces histoires de riz, de poisson, de livres soient interdites à la consommation.

Il faut comprendre : le jeûne que la jeune fille s’impose n’est pas une ascèse ni une discipline expiatoire ou sacrificielle mais, on le sait et c’est parfaitement décrit dans le manuel mondial des maladies Américaines, une maladie définie par son symptôme, la maladie de non désir de nourriture. Si cette maladie, n’était pas un drame, ni même un cauchemar, mais évidemment que cette maladie est un drame et un cauchemar, je me dis parfois qu’elle serait comique.

Le drame, heureusement, est là pour empêcher d’en rire et pour que s’accomplisse à la perfection le paradoxe du pharmakon en sa subtile perversité, car tout ce qui fait vivre la jeune fille la fait mourir (rires), tout ce qui lui fait du bien lui fait du mal (rires) tout ce qui est bon est mauvais (rires), en cet art la jeune fille est experte, de cette figure de style elle est le top modèle (rires) vierge la jeune fille le deviendra par le rejet de toutes les intrusions (rires) Croire croire croire encore et pour l’éternité (rires) que le jeûne est la condition de la sainteté (rires) Violence virginale ! (rires) Misère américaine ! (Rires) 

Sérieusement : qu’est-ce qui dégoûte la jeune fille dans Steinbeck ?

Est-ce que la jeune fille a déjà ouvert ce livre de Steinbeck ? Ou l’aversion est-elle déjà provoquée par le titre ? Souris et hommes alitérés, Mice and Men sur le même plan ? Mais l’homme et la souris ne sont-ils pas des êtres vivants appartenant à une seule Création ? Quel est le bestiaire de la jeune fille ? Y a t-il des animaux doux ? des souris ? des  petits nuisibles ? Des bêtes féroces ? Des singes ? Les singes vont-ils au ciel ? Y a-t-il des singes au ciel de la jeune fille ? Au mieux des petits oiseaux, des colombes de la paix et quelques gentils moutons qu’on appelle des agneaux, des agneaux doux, oui mais des lapins ? et du bœuf, du porc ? Ce mot homme, sans souris, suffit peut-être à dégoûter une jeune fille aspirant à être une sainte comme la Sainte Vierge et à devenir vierge comme une sainte pure et parfaite, le top modèle du genre, dans le genre de la Sainte. Les hommes de Steinbeck ont des façons de parler, George dit fous-moi la paix avec tes lapins, et il dit nom de Dieu ce que tu peux être con tout de même, il a des façons de parler qui peuvent sans doute choquer une jeune fille élevée sous l’Occupation catholique. Oui mais la jeune fille a bien traversé les années soixante-dix, ces années de libération du vocabulaire et de la jeune fille tout en même temps, je me souviens que quand elle conduisait sa 4 L elle jurait comme un charretier, et elle dit parfois encore merde ou fait chier, alors c’est autre chose.

L’idée de sentir ce qui est là et de penser à partir de là, l’idée même d’une conscience dehors, de laisser venir l’idée dans le paysage de Californie au moment précis et parfaitement présent des années trente, cette possibilité de pensée nouvelle et singulière, l’idée que Dieu lui-même soit le matériau d’une écriture sauvagement réelle, voilà, c’est ça qui doit effrayer cette jeune fille idéale.

Mais alors que je pensais, grâce à ma théorie de la jeune fille réfractaire à la littérature du dehors, avoir enfin trouvé la raison psychologique de ce dégoût de Steinbeck, la jeune fille a tourné la tête du côté de la rivière et elle a dit tranquillement Les bruits viennent de la vallée, le temps change. C’est avec le bruit que le temps change. 

Elle a regardé la bébé qui regardait le ciel. Et elle a ri. 

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