C'est pas nouveau, les vieux, ça fait longtemps qu'on s'en occupe, avec tout un vocabulaire. Il y a l' aide à domicile, l'aide à la personne, l'aide ménagère, les aidants familiaux, les auxiliaires de vie, les assistants de vie, les dames de compagnie, les services de proximité, les agents spécialisés, les agents de gestion de la vieillesse, il y a une aide sociale aux personnes âgées, les dépendantes et semi-dépendantes, et aux vieux, les indigents et les infirmes.
Pour les seniors, c'est différent, il n'y a pas d'aide mais il y a le salon des seniors, le journal des seniors, l'emploi des seniors, des vacances de seniors, des clubs de seniors, il y a des sites de rencontres senior, les seniors ont une retraite active avec du sport pour la santé, il y a des loisirs pour le moral, et un marché des seniors pour toutes les choses que les seniors aiment bien avoir, des fauteuils à bascule, des lits inclinables, des monte-escalier, des chauffe-pieds et des kits de sécurité domestique. Les seniors sont des jeunes vieux, solvables et en bonne santé, ils sont indépendants.
Il y a des dangers du vieillissement auxquels les gens pas encore vieux ne pensent pas, sinon ils arrêteraient de prendre le risque stupide de vieillir et ils appliqueraient, comme les seniors, la consigne "restez jeunes". Les vieux, c'est le contraire des seniors, ils sont dépendants. C'est le mot qu'il convient d'employer pour parler du problème des vieux à la télé nationale et dans les journaux d'Etat. La dépendance, ça n'a rien à voir avec les drogues ou les femmes qui ne travaillent pas, la dépendance est le mot politique pour vieillesse, ça qualifie tous les vieux qui ne sont pas des seniors, les vieux vieux et sans argent, qui servent à rien. Servir à rien c'est le pire.
Lors de la séance du 10 juin 1950 à l'Assemblée nationale, Pierre Leroux, républicain socialiste, demandait, à propos de la création de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse “une fois que vous avez fait de cette multitude, des prolétaires, c’est-à-dire des gens qui n’ont pas par eux-mêmes la subsistance, qui ne sont pas en possession des forces naturelles, qui sont placés hors du cercle de la nature, ces hommes-là ne peuvent plus vous servir à rien : on est alors bien obligé de se poser la question : ‘qu’en faut-il faire ?' "
Emile Cheysson, ingénieur des pont et chaussées, directeur du Creusot en 1874 et professeur d'économie politique et sociale à l'Ecole libre des sciences politiques, élabore une réponse institutionnelle des plus éclairantes : il faut distinguer ceux qui sont inutiles provisoirement de ceux qui le sont définitivement, par une prise en charge dans des établissement distincts : “Par opposition à l’hôpital qui, soignant le malade et le rendant guéri au bout de quelques jours, constitue une opération profitable dans la mesure où il remet promptement en valeur un producteur, l’hospice est ouvert aux infirmes, aux vieillards, aux incurables, c’est à dire aux non valeurs, aux déchets de l’espèce humaine (…) Le tort de nos administrateurs est de traiter pour le même prix l’homme auquel on ampute une jambe, la femme qui accouche, le malade atteint d’une simple bronchite… j’ajouterai et le vieillard qui n’a besoin que d’un abri avec de la nourriture, de l’air et du soleil." (Projet d’Hospice rural, Annales d’hygiène publique et de médecine légale, avril-mai 1886).
En 1979, Remi Lenoir a écrit un très bel article sur "l'invention du troisième âge", publié dans les Actes de la Recherche en sciences sociales ( vol.26, n°26-27, pp57-82) qu'on peut lire sur Persee. C'est à lui que je dois ces citations. Je ne sais pas quel âge peut avoir aujourd'hui Remi Lenoir. Il est peut-être vieux, qui sait. Pour en finir avec cette histoire de servir à quelque chose, on peut toujours refuser de servir, comme les animaux du contr'un de la Boetie, ou penser à l'art. L'art ne sert à rien, comme disait Carl Philipp Moritz, ami de Goethe qui refusa de devenir marchand de chapeaux, il préférait le théâtre. Un vieux avant l'âge.