J'ai lu le dernier livre d'Alban Lefranc, Dis-moi qui tu hantes.
Le l'ai lu en PDF et avec la migraine, lentement, en quelques heures.
Je ne lis jamais avec la migraine et je ne lis jamais les PDF en entier ni lentement ni en quelques heures, non seulement parce que ça bousille les yeux, mais avant tout parce que le monde entier s'y oppose.
Le monde entier exige l'inquiétude la plus urgente et crée dans mon cerveau l'affolement le plus désordonné.
Le génocide à Gaza, les délires de Trump, l'asservissement des GAFA, la disparition du Golfe du Mexique, la liquidation de l'État de droit, les attaques contre la liberté d'expression, l'exclusion annoncée de millions de personnes, l'interdiction d'être soi, d'être qui on est, de vivre comme on veut, la liquidation de l'université, du savoir, de la pensée critique, de la pensée, les dingueries évangélistes, le ressentiment, la pulsion de mort fasciste, les passions catholiques du premier ministre et leurs absolutions présidentielles, la destruction de l'école, de l'hôpital, des politiques sociales, le contrôle des pauvres, des gamins, des noirs, des arabes, les saluts nazis, les élections en Allemagne, les haines fascistes, les crimes racistes, la violence de la France coloniale sur ses colonies et ses provocations envers l'Algérie, les fenêtres d'Overton qui s'ouvrent à tous les vents, autant dire qu'un roman tout entier, et en PDF, en ce terrible temps même pas encore remis de la vie conne et fine en confinement, demande un certain effort de mise en condition.
Après une douche, une petite marche à pied, une heure de ménage, un puissant analgésique et un thé à la menthe, allez, il est possible de sortir de l'abattement et de se mettre à lire, enfin, Dis-moi qui tu hantes.

Agrandissement : Illustration 1

Je l'ai lu, c'est génial, et je le dis sans aucune objectivité, Alban Lefranc est mon ami, ceci dit ne cherchez pas à expliquer ce que j'écris ici par l'amitié, l'amitié n'est pas une influence, je ne parle pas de réseaux sociaux, ni d'une entente commerciale, je ne parle pas de l'amitié entre marchands d'arme et rois du pétrole, non, celle dont je parle n'a pas d'intérêts ni d'intermédiaires, c'est la vraie amitié et elle résiste à tout.
De toute façon j'ai droit à toute la subjectivité que je veux parce que ce que j'écris ici n'est pas une critique au sens littéraire, je veux dire que je ne fais pas de promotion, je ne vais pas vous fabriquer le pitch du livre sur un post-it de librairie. Comme disait je ne sais plus quel libraire, ce roman ne se laisse pas pitcher, ce qui est certainement une très bonne nouvelle.
Je ne vais pas non plus vous expliquer en quoi lire ce roman est important du point de vue sociétal parce que ce roman n'est pas sociétal, ni en quoi ce roman parle de vous, il ne parle pas de vous, ou de l'auteur, il n'en parle pas non plus, ce n'est pas un de ces innombrables déballages d'histoires personnelles ni la présentation littéraire d'une expérience particulièrement douloureuse, il n'y a pas de traumatisme ni de moralisme et absolument pas de solution, à rien.
Ce n'est pas non plus une suite compulsive de considérations intimes et littéraires sur l'actualité parce que 1) ça n'a aucun intérêt, et que 2) ce roman n'est pas tendance, au contraire, il est tout à fait inactuel, je veux dire intempestif, je veux dire insolent et réfractaire, ce qui n'est certainement pas un argument de vente. Je n'ai pas d'argument de vente, je ne cherche pas à vous faire acheter ce livre, il est d'ailleurs assez cher, pas trop cher pour ce que c'est car ce livre n'a pas de prix, mais trop cher par rapport au RSA moyen, tandis que les consommateurs solvables de livres en tête des ventes vont se fournir au prix du marché de la propagande, directement chez Bolloré, dans toutes les gares de France.
Ceci dit, je n'ai pas vérifié, mais il est possible qu'un exemplaire du livre d'Alban Lefranc, dont je rappelle le titre, Dis-moi qui tu hantes, se trouve, en tant que livre fantôme, caché entre un Musso et un Pancol ou tout autre produit de ce type dans un de ces Relay, anciens Relais H, anciennes librairies Hachette, glissé là par quelque esprit frondeur, allez savoir.
Allez je lance le jeu. La personne qui le trouvera (attention, les Relay sont plus nombreux que le nombre de gares en France) gagnera un exemplaire du dernier numéro de La mer Gelée, intitulé Mars, pour une fois que ça tombe bien.
Une fois que vous l'avez et que vous avez admiré la couverture et peut-être reconnu le tableau, lisez.
Dès le début et jusqu'à la fin.
Ceci dit, un conseil, commencez par la fin.
Je ne vais rien divulgâcher du roman parce que je me fous bien du blanchiment de la langue nationale, mais j'aime bien spoiler parce que j'ai une théorie héritée de Columbo : savoir la fin donne envie de comprendre le processus.
J'aime Columbo, pas à cause d'un souvenir d'enfance, enfant je n'aimais pas Columbo, il faisait trop de bruit dans la télé de ma grand-mère et puis ces riches criminels américains avides de pouvoir et certains de leur impunité, je trouvais l'idée absurde. Maintenant c'est vrai que ça se discute. Bon il faut dire que j'avais six ans. Par ailleurs je vivais en Normandie entourée de catholiques de la bourgeoisie légèrement déclassée et donc entourée aussi de sales petits secrets de famille, bref rien d'original et pas de quoi en faire un roman.
Et voilà vous avez vu ce que je viens de faire ? Incroyable. Chaque fois que des néonazis se pointent sur les réseaux avec leur bras tendu il faut que je me réfugie dans le passé lointain que je mythifie, bien sûr. Je reviens, c'est comme un réflexe, à cette époque pas encore postmoderne et encore moins postvéritable, une époque pourtant, il faut s'en souvenir, déjà pleine de problèmes, les accidents de bagnole, la société de consommation, le racisme, le sexisme, les violences conjugales et tout le reste, oui, encore et déjà, et la crise pétrolière, le nucléaire, la pollution des terres et de mers, Franco, Pinochet, etc. Oui mais tout de même aussi une époque où les nazis étaient officiellement les pires salopards, dans la presse nationale, les pires salopards, à la télé les pires salopards, au cinéma les pires salopards, à peu près partout, officiellement, les pires salopards, pires que des espions du KGB qui étaient pourtant très très méchants. Mais bon je ne suis pas là pour parler du KGB, revenons à Columbo.
Depuis Columbo, on sait que l'enquête est d'autant plus intéressante que l'on connait déjà son aboutissement. Donc n'hésitez pas, allez-y, directement, aux derniers mots de la dernière page, d'abord parce qu'on n'a plus le temps, parce qu'à chaque instant s'invente une nouvelle cruauté nationale, une nouvelle folie guerrière, un nouveau délire paranoïaque, un nouveau déboutonnage raciste, un nouveau ressentiment éternel et ses tribunes vociférantes, mais surtout parce que toute la tension du livre est construite à revers. Parfois il vaudrait mieux ne pas être devin, mais quand la fiction est tissée dans le vrai, l'écriture voit l'avenir du présent, déchire le voile des pudeurs obscènes, cet art si répandu de l'arrangement rhétorique, aussi bien maitrisé chez les influenceurs de l'édition monopolistique que les compositions florales et les congratulations culturelles chez les individus bien portants de cette classe moyenne plus ou moins supérieure à laquelle j'appartiens, alors je la connais pas mal.
Mais voici la raison essentielle pour laquelle vous pouvez commencer par la fin. La dernière phrase annonce exactement ce qui se répand aujourd'hui, depuis les États-Unis, à travers toute la planète, sur les peuples médusés. Le "geste", ce fameux "geste qui ressemble à un salut nazi" que la presse non indépendante a eu tant de mal à nommer puisqu'il lui a fallu plusieurs heures de prudents et douloureux ajustements lexicaux avant d'admettre qu'il s'agissait, sinon d'un "salut nazi", du moins d'un "geste nazi" dont il s'agit de deviner qu'il pourrait être un salut, mais qu'il faut nommer pour ce qu'il est, un salut hitlérien, un vrai "Sieg heil !" et tout en même temps, (mais Hitler n'était-il pas aussi un as du grotesque), une farce de mauvais goût cruel et stupide de show télé jouant sur la fascination des spectateurs que nous sommes forcés d'être à moins de sortir du monde connecté, témoins otages des plus abjectes démonstrations de force mortifère d'imbéciles et obscurantistes maitres du monde virtuel d'argent et de réseaux, ce monde qui écrase la vie de tout son poids de haine, submergés par leur ivresse délirante de domination virile.
Dis-moi qui tu hantes fait voir comment le contexte politique et l'obsession littéraire sont asynchrones, au point de devenir incompatibles. C'est là tout ce qui rend ce roman essentiel. Il montre comment, par quelles voies apparemment anodines et banales, émaillées de rencontres dont on attend tout, d'admirations et d'errances, de solitudes et de délitements, d'obsessions et de luttes, la contradiction entre la recherche du vrai dans le langage et les affirmations péremptoires du réel en vient à se cristalliser dans le meurtre.
Intempestif, le roman est pourtant complètement dans le temps où nous sommes. Il permet, depuis cet endroit improbable et fragile de la quête de sens, de voir plus clair dans la violence du temps. Organisée en une polyphonie de récits comme les livres d'une bible, mais construit autour d'une figure dont la force est la faiblesse, le roman démolit le pouvoir partout où vous attendriez qu'il se montre beau. Pouvoir de la jeunesse, pouvoir de Paris, pouvoir des écrivains, pouvoir de la culture, pouvoir de l'amour, pouvoir de l'économie, pouvoir de la bourgeoisie. Aucune chance de trouver le cadre bien posé du pouvoir littéraire dans ce roman pourtant plein de littérature, débordant d'écrivains immortels et morts, sombres et solaires, géniaux et minables, ou l'oubli et l'immortalité ne sont plus des contraires mais les deux côtés d'une même quête de sens. Impossible de dire qui était vraiment cet écrivain obsessionnel au cœur du roman qui meurt dès le début et encore à la fin. Je spoile encore. Dis-moi qui tu hantes n'est pas l'histoire d'un écrivain, il n'y a pas d'écrivain, ne le cherchez pas, il est mort, mais c'est la restitution des traces de sa vie dans celle de personnes qui l'ont connu et sont encore hantés par lui. Et ces personnes ne sont pas des personnages. Il leur est impossible de jouer les stéréotypes fonctionnels dans la construction narrative. Elles font résonner l'âme du mort comme un tambour dans leurs propres errances.
Chaque personne porte deux âmes, la sienne, et celle de l'homme assassiné. Alors lisez la dernière phrase du roman d'Alban Lefranc, puis retournez vite au début, parce que c'est la lecture de tous les chapitres, c'est-à-dire de toutes les voix au chapitre, qui permet de voir, dans ses glissements les plus ténus, l'avènement d'un temps dramatique où l'esprit de sérieux n'est rien que l'arme des imbéciles qui règnent sur le monde.