Il y a des récits qui n’ont rien de commun avec ces provisoires et ennuyeux storytellings à peine utiles à vendre des présidents ou élire des fromages. Des récits rares et chers car ils sont d’or et disent la vérité.
Ce sont ces récits qu’on appelle des romans.
Mahmoud Abdul Farouk, né en l’an 1947, est malade du cœur, il n’en est pas moins sain d’esprit, et boucher à Belleville, et imam d’une petite mosquée de la rue des Couronnes.
Il est tout cela comme il l’était déjà lorsqu’il s’endormit, en été, dans son arrière-boutique il y a plus de mille nuits, en l’an 2009 (1430 de l’hégire). Aucun écrit ne réfute cette date.
Faisant la sieste, un tissu humide sur la tête, l’heureux boucher somnolait bouche ouverte à l’abri des mouches, car il y en avait, mais bouche fermée par l’absence de désir de parler, car tout était parfait.
Il respirait en agitant le voile de son palais, mains croisées sur son ventre mouvant, quelques uns l’on dit, ou tombant des accoudoirs craquelés d’un fauteuil en skaï du Bade Würtemberg. Personne ne le conteste.
Mains comme ci, mains comme ça, voici ce qui arriva.
L’esprit engourdi de Mahmoud Abdul Farouk fut soudain illuminé par l’apparition imprévue de l’imam Muhammad Ibn Sirîn, connu sous le nom d’Abû Bakr, interprète des rêves.
Voici ce que retranscrit le poète Antoine Brea de ce que transcrit l’imam Mahmoud de Belleville de ce que dit l’imam Abû Bakr :
Mahmoud le boucher, me dit-il, le salut et la paix d’Allâh soient sur toi. Qui es-tu Seigneur ? Fis-je en tirant le voile de mon visage et en me jetant à terre pour me prosterner. Je suis le Sourd mais le Voyant, celui que l’on nomme Abû Bakr, me dit-il. J’ai vu ton âme bonne et tendre comme l’agneau, ta lucidité tranchante comme des couteaux, pour cela je t’ai choisi. Seigneur que me veux-tu ? Fis-je à demi mort d’effroi. Et lui répondit : Je veux que tu redonnes vie à mon livre d’interprétation des rêves, mon écrit chargé par tout ce que le monde musulman a compté de truqueurs menteurs et infidèles. Maintenant écris. Et je fis : Seigneur dicte et j’écris.
Mahmoud le boucher composa sous la dictée d’Abû Bakr un roman que le poète Antoine Brea, cet insatiable convoiteux avide envieux et âpre au gain, s’empressa de signer et de faire publier par Le Quartanier, excellent éditeur dont la boutique est située au-delà d’une mer trop froide et pas assez salée, au 4418, rue Messier Montréal (Québec) H2H 2H9, Canada, et qui vous l’échangera volontiers contre 18,95 dollars ou 16 euros, ce qui correspond à peu près à 35,36 dinars tunisiens, 1741,78 dinars algériens, 8,34 dinars Bahreïni, 180,31 dihrams marocains, 25825,60 dinars irakiens, ou 2271,24 yen japonais, 9,39 livres chypriotes et probablement 145,57 couronnes suédoises, soit un certain nombre de tapis plus ou moins atterris.
Ce prix exorbitant relativement à la constante pauvreté des pauvres, mais presque insignifiant relativement au revenu mensuel moyen d’un cadre supérieur, ne correspond pas même à la valeur ajoutée d’une seule des 152 précieuses pages de ce livre d’interprétation des rêves tel qu’il est réussi, dans la tradition inventive et inspirée de temps et de contrées où l’inconscient n’avait peut-être pas énormément besoin d’être découvert, aussi vrai que les caractéristiques psychologiques du rêve ne sont pas partout également observables.
Le poète Antoine Brea est l’auteur auquel il sera désormais traditionnellement attribué cet oniroman tout à fait singulier et pourtant ami de la Clé des songes d’Artemidore d’Ephèse, du Somnialia Danielis, et de l’Oneirocriticon d’Achmet, ainsi que des romans non asservis à la promotion de camemberts et autres choses parfois puantes et toujours périssables. Car le Roman Dormant est de ces libres romans dans lesquels on n’entre que par la joie de songer en dormant à toutes ces vérités que les rêves révèlent.
Ainsi commençait le Roman de la rose :
Maintes gens dient que en songes
N'a se fables non et mençonges;
Mais l'en puet tiex songes songier
Qui ne sunt mie mençongier;
Par un songe s’ouvrait ce récit et par un songe il finissait aussi :
Atant m'en part et prent congiet.
C'est li songes que j'ai songiet.
Mais ce roman, je le jure sur la tête de la mère d’Odilon Redon, ne disait que la pure vérité.
Tandis que le Roman Dormant éventuellement ment.
Antoine Brea, Roman Dormant, Le Quartanier, Série QR, avril 2014, 152 pages.