Ta conscience dans le journal

Je bois mon café, je regarde la presse locale et la nationale. Nuit plus calme, c'est le message. Je me demande si le journalisme est une histoire de conscience du temps et je me demande aussi de quoi je peux bien avoir conscience, moi, depuis la classe sociale à laquelle j'appartiens. Je me souviens que la conscience n'est pas seulement un état qui s'oppose au sommeil, au coma et à la mort, autrement dit l'activité normale de l'esprit éveillé, mais que c'est aussi une qualité morale. Ces deux significations du mot "conscience" se confondent souvent dans un flou qui convient assez bien au milieu d'où je viens, classe moyenne plus ou moins supérieure, blanche sans même avoir à le savoir, issue d'une famille où le catholicisme social était le maximum de gauchitude imaginable et où l'examen de conscience et la bonne conscience étaient les seules acceptions de ce terme si admirable et si élevé dans la hiérarchie des mots de la langue française.

Il a bien fallu que je bouge de là, en commençant par la conscience, au moins, d'un défaut de conscience, pour poser la question, urgente, de résistance au fascisme, pour ne pas accepter le racisme, oui, systémique, pour comprendre, je veux dire comprendre vraiment, que la police tue, que la police protège avant tout les magasins de fringues, de lunettes et de sacs à main. A quel moment ma conscience a-t-elle refusé la conscience morale de ces défenseurs de la misère bien organisée, la destruction de tous les services publics et les déclarations paternalistes d'un chef d'Etat qui envoie le Raid et son splendide matériel de guerre pour plaquer au sol un livreur deliveroo sur la Canebière, en accusant les jeunes de jouer un peu trop aux jeux vidéos ? Pas en lisant ce journal national fondé en 1944 et toujours recommandé aux étudiants de Sciences po.

Aujourd'hui Le Monde annonce "une accalmie relative dans plusieurs villes de France" et évoque un possible "début de lassitude", c'est vrai c'est lassant à la fin de ne pas accepter de se faire tirer dessus quand on a 17 ans,  ah la lassitude, ce sentiment ordinaire de cadres fatigués qui touche maintenant la jeunesse des quartiers, ce bovarysme de jeunesse… l'article imagine même la possible influence de l'appel d'un ministre justicier, par ailleurs père exemplaire,  je cite " à la responsabilité des parents d'émeutiers" -  parent d'émeutier, nouveau concept de criminalisation ordinaire - , évoque "l'effet des peines prononcées ces derniers jours en comparution immédiate", sans hésiter à présenter cette justice expéditive comme un instrument d'apaisement social,  dénombre " 719 arrestations dans la nuit", ah la lassitude, cette humeur d'enfants gâtés qui ne savent plus comment se rendre intéressants, pourquoi étaient-ils venus troubler l'ordre public, déjà ? Pas à cause d'un enfant tué à bout portant, non, un micro-trottoir nous rassure sur ce point, l'analyse sociologique appartient à cet homme de la rue toujours prêt à dire son avis, ouais les gamins s'en foutent de Nahel M. (on l'appelle comme ça dans la presse nationale), c'est pas comme pour Zyed et Bouna en 2005, où va se nicher le "c'était mieux avant" des vieux cons d'après guerre….  Il sont venus pourquoi ? "pour se défouler, pour pilier" dit le micro-trottoir, ce qui est confirmé par le journalisme responsable du journal national, car en effet  "certains étaient manifestement venus dans l’espoir d’un larcin", my god faut-il être las pour en arriver là.

Cependant il ne faut pas voir le mal partout, "la majorité semblaient (si si, c'est comme ça l'accord du verbe à cause du sous-entendu "les jeunes de quartier, les émeutiers, quoi"  le journal national est bon en orthographe ) surtout contents d’être là, s’amusant des charges de police et dégainant leur portable à la première occasion pour faire une vidéo." S'amuser des charges de police, c'est vrai qu'au bout d'un moment ça peut lasser, surtout quand on la rue devient une souricière, on peut plus jouer à chat. (Remarque en passant à propos de l'amusement : la peur de tout perdre fait flipper le moindre petit propriétaire mais si vous n'avez rien à perdre à quoi bon faire la gueule ? l'argent fait peut-être le bonheur, mais pas la légèreté…) Et "dégainer le portable" est tout de même une façon de rectifier les rapports de force assez perverse, cher journal national créé par Beuve-Méry et recommandé encore et toujours à science po. Qui est armé dans les rues, hein ? Qui dégaine quoi ? Le portable ne tue personne, contrairement à l'arme du flic qui a tué Nahel M., comme il est appelé dans les medias nationaux, c'est pourquoi un très grand ministre par ailleurs excellent père de famille aimerait supprimer l'accès à internet et aux réseaux sociaux pour tous les enfants d'irresponsables. La France de la Famille française, vous savez. Parler de violences pour des paires de nike et des supermarchés, comme si la violence n'était pas d'abord celle de la mise en vitrine, tous les jours, partout, de produits éternellement réservés à ceux qui ne s'intéressent jamais au prix d'un paquet de farine, voilà la bonne conscience du Monde. Marrant comme ce journal comprend tout depuis sa hauteur de vue digne de Sciences po. J'en ai marre , je vais voir le Guardian, je le passe sur deepl en attendant de savoir traduire l'anglais mieux que mon ordi, après tout c'est mieux que ne rien lire, alors pour les anglophones, vous pouvez lire l'article ici, voici la traduction automatique de la conclusion :

" La pauvreté, les banlieues ressemblant à des ghettos, le chômage, les chances de vie limitées et l'aliénation sociale sont des problèmes auxquels sont confrontés les jeunes dans de nombreux pays développés, et notamment en Grande-Bretagne. Si l'on ajoute à ce mélange explosif un racisme institutionnel chronique et non combattu dans le système judiciaire, dans d'autres structures de l'État et dans la société en général, il n'est pas étonnant que des explosions incontrôlées se produisent. Ce qui se passe en France est un avertissement pour tous."

Ouais c'est vrai. Archi vrai. Un avertissement. Pour tous. Mais franchement dans certains quartiers de Lyon la prise de conscience va être compliquée.

Vendredi soir, un type s'est fait cramer sa Tesla tout neuve sur le plateau de la Croix-Rousse, un feu de poubelle renversée dans le coffre arrière, les flammes impressionnantes, sur le boulevard de ce superbe quartier populaire de Lyon bien connu des vieux lecteurs du Monde et des Six compagnons, un quartier vendu étage par étage, boutique par boutique, rue par rue aux cadres friqués fraîchement installés dans leur conformisme, trentenaires heureux qui appellent leur enfant mon chat et leur chat mon chéri, roulent à vélo électrique, mangent les produits du marché le plus cher et joli de toute la galaxie et adorent parler de leurs petites histoires personnelles, ce quartier presque mort tant il est socialement homogène, ce quartier pourtant présenté tous les jours aux touristes, heureux voyageurs décontractés et avides de culture et d'histoire, comme le quartier des canuts, vous savez,ces ouvriers de la soie qui se sont dressés contre leurs patrons, "vivre en travaillant ou mourir en combattant", qui ne connait pas à Lyon cette fameuse grande révolte des canuts, c'est beau le peuple en patrimoine culturel, et si exotique d'habiter dans ces ateliers de canuts rénovés, bref. La Tesla est garée sur le boulevard de la Croix-Rousse, les pompiers sont repartis, le propriétaire est là, debout les bras croisés, il est en colère, il s'adresse aux flics, ils étaient où ? Comment c'est possible ?  Pourquoi ils n'ont rien fait pour empêcher ce crime ? Et pourquoi ils n'ont arrêté personne ? Et moi je me demande : Mais toi qui es-tu pour gueuler tranquillement comme ça sur les flics sans avoir la moindre peur de te faire tuer d'une balle dans la tête ?

T'es qui ? Oui t'es qui ?

Ta conscience elle est où ? Tu la lis dans quel journal ?