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Billet de blog 4 janv. 2023

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Lacan, séance 2.

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Il fait jour. Jour ? Complètement jour. Il fait chaud. Trop. Et sinon à part ça ? Le temps a changé. Pas forcément en bien mais ça pourrait être pire. Je pense au temps d'avant. Je me souviens de mon rêve. J'ai rêvé que je devais faire une conférence sur la natation au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse, ce qui n'a aucun sens. Je pense à Lacan. Je me demande pourquoi je pense à Lacan, je n'ai eu le moindre problème psychique. Ni hystérie ni rien. Je suis tout ce qu'il y a de normal, c'est normal, je déteste tout ce qui ressemble au pathologique. Je me réjouis de ma santé mentale, cependant je m'inquiète pour la situation mondiale. Il y a de nombreux morts. Je ne sais pas combien, je ne retiens pas les gros chiffres et je n'aime pas compter. Préfère pas savoir. Reste au lit. Qui t'en voudra et d'ailleurs je m'en fous. Mourir est terrible, vivre pose problème, se lever pourquoi, y a jamais rien qui va. Mais bon, garder l'espoir. Un café. J'attends. Rien ne vient. Personne pour me servir. On peut se faire son café soi-même, sachez-le bande d'assistés. D'après ce qu'on dit, les domestiques font le café mais il n'y a rien sans contrepartie. Les domestiques sont des ressources humaines et les ressources humaines ont ceci de désagréable qu'elles sont capables de parler et peuvent avoir des remarques à faire sur leurs conditions de travail. J'aurais voulu avoir des domestiques bien traités, souriants et silencieux. Qui me servent par amour, comme une femme. Enfin une femme des années soixante. Mais oh putain merde c'est vrai je suis moi-même une femme ! Et j'ai connu, bien que brièvement, les années soixante ! C'était soi-disant la fin du colonialisme, ça je m'en souviens comme si c'était hier. Ah mais c'est normal puisque c'était hier, d'ailleurs ça n'a pas changé. Souvent je pense au colonialisme à cause du café. Je connais une femme altermondialiste qui a remplacé le café par des infusions de romarin. Elle a raison. Le romarin est bon pour le climat et bon pour la santé. Le café est mauvais mais bon, mieux vaut en paquet qu'en capsules. Je pense au café en capsules. Faut-il être pervers. Les salauds ! L'agroalimentaire est aussi pourri que la pétrochimie, mais tout ça n'a-t-il pas commencé avec l'exploitation minière ? L'or, et maintenant le cobalt et le nickel, tout ce qu'on fout dans les téléphones ça me dépasse. Il y a aussi les bateaux de croisière. Je pense aux croisières et aux piscines sur les bateaux de croisière et aux piscines des hôtels en bord de mer. Une piscine au bord de la mer, faut-il être con. À la limite en bord de Seine. Je me demande si Lacan savait nager. Est-ce qu'il y avait une seule seconde de sa vie quotidienne où il ne pensait pas à quelque grave problème théorique ? Je cherche Lacan nage avec mon Firefox. Et j'apprends qu'il a nagé, oui, en 1977, dans un mathème. Je cherche le mathème, c'est une piscine symbolique. Je cherche la vraie piscine de Lacan, bingo, il en avait une. Lacan savait nager. CQFD. Le psychisme lacanien devait projeter le corps lacanien imaginaire dans un environnement aquatique symbolique, puis traîner le corps jusqu'à la piscine et le plonger dans la réalité. Je ne sais pas si Lacan était un corps qui nage ou si le corps nageant de Lacan était un support de discours. Est-ce qu'il avait un corps signifié par le langage ou un langage du corps signifiant ? Personne ne le sait. Quoiqu'il en soit la piscine de Lacan a été liquidée depuis longtemps. Maintenant il doit se contenter de la municipale. Quand Lacan va à la piscine, il trempe son corps affecté par le langage dans la réalité de l'eau de l'Autre. Pour ça, il doit enlever sa chemise à cravate et son pantalon à plis et sa veste à revers et tout le reste aussi. Il ne se baigne plus nu, évidemment. Je pense à Lacan en maillot de bain à la municipale et ça me donne un sentiment de revanche de classe dont l'éventuelle dimension érotique serait certainement soulignée par mon surmoi s'il était mieux réveillé. À qui mon moi répondrait, comme à l'accoutumée, Ta gueule. La réalité du corps lacanien s'impose comme un symbole à mon imaginaire, mais l'irréalité de ce physique de rêve me redescend sur terre. Quoiqu'il en soit je parlais de la natation aux musiciens du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse et peu à peu, tout en exposant mon brillant savoir de la veille sur ce ton docte et passionné qui me caractérise, je prenais conscience que je ne savais pas nager et alors, d'un coup,  je perdais tout langage.

Ce n'était qu'un rêve, heureusement. Je sais nager depuis l'âge de six ans. J'ai appris à nager à Villerville avec ma tante Claire et ma marraine Martine. Je n'aime pas y repenser car il m'a fallu, enfant, subir leurs bizarres coutumes de club Mickey et l'écriture forcée de carte postale à ma mère avec fautes et ratures et qui se terminait par "bons baisers", formule imposée que je n'oublierai JAMAIS et qui m'a fait comprendre que les êtres humains, du moins ceux de ma famille maternelle, construisent leurs relations en dehors de toute vérité, et même de toute vraisemblance. Cependant JE SAIS NAGER et je m'en félicite et je mets le café dans la cafetière à piston. J'appuie sur le piston de la cafetière. Un jour j'étais chez un bon ami, c'était un prof de littérature contemporaine qui tentait de s'intéresser aux choses matérielles, il avait une cafetière à piston. Il avait l'air ému d'avoir cette cafetière. Je pense que mon ami  a une certaine fascination pour les choses matérielles parce que cet être entièrement constitué de littérature est peu adapté à la vie matérielle. Il a dit J'ai une cafetière à piston, tu connais ? Je connaissais, qui ne connait pas les cafetières à piston, à part les littérateurs. Il a dit Regarde, je pose ici cet œuf en plastique orange. C'est un minuteur. Je connaissais les minuteurs en plastique en forme d'œuf. Lui : Quand il sonnera tu pourras appuyer sur le piston. Mais ATTENTION ! SURTOUT PAS AVANT !  Evidemment j'ai appuyé sur le piston directement et sans attendre une seconde. Ha ha, quelle folle fille ! Quelle insolence ! Je vais avoir des emmerdes, un jour.

Je m'assois avec ma cafetière, face à la fenêtre, je cherche l'inspiration au ciel, peut-être. Merde j'ai oublié de prendre une tasse. Je demande à la tasse de venir à moi. TASSE, VIENS ! La tasse ne répond pas. Les objets ne sont pas tous à notre service. Il faudrait peut-être arrêter de renoncer à faire avancer le progrès. Allez, bougez-vous, INVENTEZ LA TASSE TÉLÉPORTÉE AU LIEU D'ENROULER L'EUROPE DANS DU FIL BARBELÉ ! Mais quelle est cette étrange colère qui me racle le cœur et me défonce l'âme ? Serait-ce un début de frustration adulte ? Ou aurais-je, malgré mon indifférence notoire à la qualité des temps, affaire à l'apocalypse annoncée par le désastre humain que fut le XXe siècle ainsi que les dix-neuf précédents, sans parler de ceux qu'on situe au-dessous de zéro depuis l'avènement du divin enfant ? Désastre humain ? Mais non mais non ! Tant de généralité est mauvais pour la santé, sans compter que la question de départ était l'immobilité de la tasse. Un mug, en réalité. Je hais les mugs et je n'ai que des mugs. J'avais quelques tasses, je n'achète pas de tasses, on m'offre des mugs, je casse les tasses, il ne reste que des mugs. Ainsi va mon logis. Les rêves sont mensonges. Savoir nager est une chose, faire une conférence sur la natation au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse est encore autre chose. J'ai appris à nager à l'âge de six ans et je n'ai pas perdu mon langage alors je ne sais pas pourquoi je me fais du sang. Serait-ce un début de syndrome de l'imposteur ou une banale attaque de stress post-traumatique? J'ai peur de l'angoisse et je souffre aussi d'avoir peur de souffrir, ce qui aggrave mon cas. Je cherche une image de paysage avec du ciel bleu et des champs de colza. La mer en horizon. Un haïku normand sur les hauts de Fécamp.

Assez médité, je choisis mon mug sur l'étagère à mugs et me rassois avec. C'est un mug antique auquel il manque l'anse. Je verse le café. Je lis dans le café que j'en ai marre de tout et d'abord de moi-même. Lacan, lui, s'aime bien et s'occupe de son corps. Il n'a pas perdu son temps à traîner au lit, lui, il revient de la piscine. Il étend son maillot et sa serviette. Il aurait dû les mettre dans la machine à laver, la piscine sent le chlore et la pisse du peuple. Mais bon, c'est déjà ça. Lacan regrette le temps où il avait sa propre piscine, il se baignait nu dans son eau privée entouré de ses amis triés par ordre alphabétique, en commençant par a. Ça le détendait. Bref. Il ne l'a plus alors c'est comme tout le monde, la municipale. Mais il s'en fout bien, il est mort, il n'aime plus l'argent ni les biens personnels et il n'a pas de préjugés, il est LIBRE, lui, c'est Lacan quand-même. Alors, mon vieux, bien nagé ?

Lui : J'ai fait des progrès.

Moi : Ça m'étonne pas, on nage dans son temps. On ne peut jamais nager autrement que dans son temps. Toi c'est le progrès.

Lui : On ne peut pas se baigner deux fois dans la même piscine.

Moi : Ouais. Même Badie le dit.

Lui : Heureusement. Ce serait un cauchemar. J'ai connu une patiente qui…

Moi :  Tu l'as déjà raconté, à Louvain, c'était en 1972.

Lui : En effet mais je ne me répète jamais exactement, donc c'est l'histoire de la femme qui revit toujours la même chose et…

Moi : ON S'EN FOUT ! Bon écoute, j'ai fait un rêve. Je faisais une conférence au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse.

Lui : Une conférence sur quoi ?

Moi : Sur la natation.

Lui : Au Conservatoire ?

Moi. ET ALORS ? Tout le monde a pas la chance de faire sa conférence dans une période de stabilité politique et sociale garantie par la croissance et la bombe atomique !

Lui :  Et alors c'est quoi le problème avec la bombe atomique ?

Moi : RIEN, justement !

Lui : Y a pas de problème avec la bombe atomique ?

Moi : Si…

Lui : Alors c'est quoi le problème, s'il y a un problème ?

Moi : Le progrès c'est fini. Voilà.

Lui : Le progrès c'est fini ?

Moi : Oui, c'est pour ça.

Lui : On a avancé alors…

Moi : Non.

La preuve, il dit.

Voilà. C'était la séance du jour. Il n'a rien fait payer, j'ai voulu dire merci mais était déjà reparti dans ses pensées. Il devait certainement réfléchir à quelque grave problème théorique.

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