- Ce qui m’intéresse, tu vois, c’est la question de la valeur. Je m’intéresse à cette question de la valeur parce que je ne comprends rien à la valeur, or la valeur concerne toute chose.
- Tu veux dire toutes les choses?
- Tout ! Même des choses qui ne sont pas des choses.
- C’est vrai. Il n’y a rien qui puisse échapper à cette question de la valeur.
- Rien ni personne.
- Et pourtant la valeur nous échappe.
- Comment ça ?
- Par exemple ta valeur, elle m’échappe. Je suis incapable de dire ce que tu vaux.
- Mais on peut pourtant estimer ma valeur en fonction de critères, non ?
- Oui mais ces critères sont si variés qu’ils ne feront jamais le tour de ta valeur. Je ne vais pas me lancer dans une estimation de ta valeur, en réalité, car j’y passerais toute ma vie.
- Tu veux dire que je vaux tant et tant qu’il faudrait toute une vie pour m’estimer ?
- Non je ne dis pas ça.
Tu vaux quelque chose, bon ça c’est certain…
- Merci
- Mais ce que tu vaux, je ne peux pas l’estimer, quelle que soit l’estime que je te porte.
- Alors tu m’estimes ?
- Evidemment que je t’estime. Mais je ne sais pas comment.
- Beaucoup ?
Sur une échelle de un à dix tu m’estimerais à combien ?
- Ce qui compte n’est pas combien, mais comment.
- Et tu m’estimes comment ?
- Je t’estime à la louche, donc je peux, à la louche, dire que tu vaux quelque. chose…mais quoi …
- Oui, quoi ?
- Il faudrait t’évaluer et ça je ne peux pas.
- Pourquoi tu peux pas m’évaluer ?
- Parce que je suis incapable de séparer mon affection pour toi d’une appréciation de ta valeur. Je te connais trop.
- Tu crois me connaître, mais en réalité tu ignores peut-être qui je suis !
- Je ne peux pas non plus connaître ta valeur si j’ignore qui tu es. Dans les deux cas je ne peux pas.
- Je comprends. Moi-même j’hésite sur ma valeur. Il m’arrive de penser que je vaux énormément et puis je me rends compte que je ne vaux rien du tout.
- C’est comme ça, un jour tu es au plus haut, tu as une grande valeur, le lendemain tu es au plus bas, tu ne vaux rien du tout.
- Le plus haut, le plus bas, je me dis que c’est peut-être ce qui fonde la valeur.
- Oui mais le haut de quoi et le bas de quoi ? Saurais-tu le préciser ?
- Le haut et le bas qui sont les humeurs humaines.
- Mais quelle valeur peut-on donner à une humeur humaine ? Cette humeur n’est-elle pas tout ce qu’il y a de plus incertain et discutable ?
- Oui, c’est vrai, car l’humeur trouve en elle-même son propre motif qu’on appelle fantaisie ou caprice de l’humeur.
- Alors d’après toi l’humeur est une sorte de climat intérieur.
- Oui, qu’on appelle aussi disposition de l’âme. Cette disposition de l’âme est changeante en fonction des caprices.
- Ainsi pouvons-nous penser que ta valeur est relative à une certaine disposition climatique de l’âme intérieure qui est fonction des caprices de l’humeur?
- Oui mais l’humeur est aussi changeante et variable en fonction du temps qui passe et du temps qu’il fait. le climat intérieur, aussi personnel soit-il, est toujours en un certain rapport avec un climat extérieur.
- C’est la bonne vieille théorie des climats.
- Oui, mais alors le déréglement climatique a certainement des effets sur l’humeur et donc sur la valeur ?
- Ouais. Le déreglement influence l’humeur. Personnellement je le sens. J’ai un trouble de l’humeur qui me tape sur le système de valeurs.
- Moi aussi, imperceptiblement j’éprouve ce trouble du déreglement.
- Mais à mon avis, si je peux me permettre, la théorie des climats était reliée à une certaine idée de la nature. Elle est contemporaine d’une idée de l’homme sensible à la nature.
- Tu veux dire que depuis l’essor de la grande industrie et la théorie du marché, la nature a cessé d’être la première cause de perturbation climatique de la valeur par l’humeur ?
- C’est ce que je me dis. L’influence de l’extérieur sur la valeur est peut-être encore un peu climatique, mais elle est surtout socio-économique. L’extérieur socio-économique influence mon humeur en objectivant ma valeur, c’est à dire qu’elle me transforme en objet par l’expression quantifiée de ma valeur sur le marché.
- Tu veux dire que la valeur, dans les sociétés capitalistes, est objectivée par le prix sur le marché ? Que ma valeur objective c’est ce que je vaux sur le marché ?
- Oui. C’est ça.
- Mais si je suis au chômage ?
- Tu vaux rien.
- Mais subjectivement je vaux par mon humeur ?
- Que tu sois de bonne humeur ou pas ça change rien tu vaux rien. Et si tu ne vaux rien tu n’es rien.
- Comment ça je ne suis rien ?
- Tu n’es rien. Et on ne peut rien faire pour toi.
- Pourquoi on ne peut rien faire pour moi ?
- Parce que si on fait quelque chose pour toi on creuse la dette. Si tu ne vaux rien tu n’es rien et en plus tu nous fais creuser la dette.