Certains comportements paternels, du point de vue de l’ascétisme, sont incompréhensibles. Ainsi a-t-on vu récemment un père d’une quarantaine d’années buvant un verre en terrasse poser la main sur l’épaule de son enfant sans aucun motif. Il est arrivé, à ce qu’on dit, sur la place Carnot, qu’un père ait demandé à son enfant sans autre formalité Alors comment ça va ? J’ai moi-même entendu parler d’un père manutentionnaire à Saint-Fons qui avait répondu spontanément et sans la moindre hésitation à l’appel de son enfant. Il a été attesté plusieurs fois et par des témoins divers qu’un père électricien de Caluire s’était demandé s’il ne pouvait pas aider son enfant d’une manière ou d’une autre alors que son enfant ne lui demandait rien. Un jour, comme il a été constaté par un de ses collègues de la voirie municipale, un père a même téléphoné à son enfant sans raison précise. Il est arrivé, à la Guillotière, qu’un père ait demandé à son enfant si ça lui disait d’aller se promener avec lui, comme ça, pour le plaisir. J’ai eu connaissance de ce fait étrange qu’un père de la presqu’ile avait souhaité passer du temps avec son enfant, imaginant que ce serait agréable, et il m’a bien fallu reconnaître qu’un père avait partagé un jour, aux Etats-Unis, une pizza avec son enfant, et qu’il avait laissé naturellement le dernier morceau à son enfant. A Gerland, un père sans emploi a pu se faire du mouron pour son enfant malade et un autre, intermittent du spectacle à Villeurbanne, s’est inquiété de voir son enfant un peu triste et silencieux. On m’a parlé d’un père de Saint-Just qui avait tenté de sortir son enfant de difficultés, et d’un autre, à Vaise, qui avait simplement aidé son enfant dépressif en lui disant que la vie était belle et qu’il pouvait être certain de retrouver un jour ou l’autre l’envie de se lever le matin. Un père s’est soucié du bien-être de son enfant angoissé par le monde entier, et a tenté comme il pouvait de lui remonter le moral. Je peux attester qu’un père de Grenoble a eu l’intention de ne pas passer à côté de la vie de son enfant et a tout fait pour rester en contact lui, bien que celui-ci vive dans une autre ville. Un père de Saint-Etienne, comme il m’a été plusieurs fois confirmé, a pris le TER pour aller visiter son enfant à la maison d’arrêt de Corbas parce qu’il avait simplement envie de le voir. Hier j’ai vu un reportage sur un père syrien arrivé à Londres avec son enfant dont il s’occupe du mieux qu’il peut, tout en espérant revoir ses autres enfants dont il a été séparé sur la route de l’exil et dont il n’a pas eu de nouvelles, ce qui l’attriste beaucoup. Il est arrivé, dans une ville moyenne en Iran, qu’un père ne comprenne plus son enfant et souffre de cette distance, tandis qu’en Afghanistan un père a souhaité se sentir proche de son enfant et en a fait l’expérience, au Sénégal un père a réparé un vélo avec son enfant et s’est effectivement senti proche de lui, un autre, au Chili, a mangé des pâtes préparées par son enfant et s’est senti proche, un autre à Moscou n’a rien fait du tout avec son enfant et s’est senti proche, un père Danois de quatre-vingt-trois ans a raconté à son meilleur ami avoir été heureux de s’être senti proche, à un moment donné, de son enfant. Il m’est arrivé personnellement d’entendre un père souhaiter sans hésiter Bon anniversaire à son enfant le jour de son anniversaire. Une fois, je me souviens, un père avait même écrit une sorte de petit poème pour l’anniversaire de son enfant, le poème était un compliment, le père avait déplié son papier au moment du gâteau, il avait dit solennellement “c’est un sonnet”, il avait lu le sonnet, il s’était donné la peine de faire des rimes en a, en ni en ver et en saire, c’était ridicule, l’enfant avait écouté le sonnet ridicule, je pense qu’il était un peu gêné, il avait dû attendre la fin pour souffler ses bougies, le poème était mauvais et le père était ridicule. Mon père n’est pas ridicule. Il n’est pas du genre à écrire des vers pour les anniversaires, il n’est pas du genre à fêter les anniversaires, il n’est pas du genre à penser à toi le jour J du D day, il se fout bien du Débarquement et de toutes les commémorations, le 11 novembre, le 14 juillet, le 18 Juin, Noël, Pâques, la Pentecôte, la fête des mères n’ont jamais exercé sur mon père leur contrainte collective. La mémoire de mon père n’est pas déterminée par le calendrier. Il se méfie des grandes dates de l’histoire, il n’y a pas de date qui soit plus discutable qu’une grande date de l’histoire, l’histoire est discutable, toutes les dates sont discutables et tombent dans l’oubli de mon père.
Tout anniversaire est un mensonge historique a dit mon père un jour ou il avait bu.
Pour qu’il se souvienne de moi je ne compte pas sur mon anniversaire. Dès ma naissance il n’a plus pensé à ma naissance et tous les ans il oublie d’y penser de la même façon. Le matin de mon anniversaire, je lis les journaux en ligne et tandis que je me demande ce qui différencie le réel du vrai, il vient s’installer par-dessus mon épaule,
- Anniversaire, anniversaire, anniversaire. Encore anniversaire. Tout ce qui reste à dire c’est bon anniversaire
- Merci Papa.
- De quoi est remplie l’actualité ? D’anniversaires !
- Je ne te le fais pas dire, Papa
- Ce qui est réputé "d'actualité", est-ce seulement ce qui vient d'avoir lieu ? Non, c'est tout ce qui inspire actuellement un intérêt général, alors même que ce serait un fait ancien. Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, 1901. Tout est dans Tarde. Tu as lu Tarde ?
- Puisque tu en parles, je suppose que oui
- Très bien alors qu’est-ce qu’il dit, Tarde?
- Que la passion pour l'actualité progresse avec la sociabilité dont elle n'est qu'une des manifestations les plus frappantes ?
- D’où les anniversaires. Ils sociabilisent par l’actualité du passé qui revient à date fixe. Un Grand Ecrivain aurait eu cent-cinquante ans, un Grand Inventeur aurait cent ans, et celui-là, le Grand Peintre, deux-cents ans aujourd’hui, depuis trente ans est mort ce Grand Compositeur, depuis dix ans a disparu ce Grand Résistant et depuis vingt ans le Chanteur National et quand ce ne sont pas les grands hommes voilà les attentats qui s’ajoutent aux fêtes nationales et les fêtes nationales aux fêtes religieuses, jusqu’à ce que les dates se suffisent à elles-mêmes, ainsi le 11 septembre occupe le 11 septembre comme si ce 11 septembre était le 11 septembre…
De quoi faut-il se souvenir le 14 juillet ? se demandera mon père le 14 juillet, marchant dans la nature à demi cultivée du plateau du Vercors, cueillant des marguerites en compagnie d’une bergère sans histoire et en sabots suédois, rêvant pour lui seul, s’allongeant dans la steppe, la tête sur le ventre de la simple bergère, se laissant caresser comme un petit mouton par ces admirables géniales simples mains de bergère, un millier de fois plus belles que celles moches et vulgaires des mères de famille de la bonne ville de Lyon.
-Ici, où un pays puissant m’entoure, je te le dis, cette institution des anniversaires est typiquement humaine. Les autres animaux n’en ont pas besoin. Regarde ce chevreuil.
Il y avait un chevreuil, en effet, dans le pays de mon père que j’appelle mon surmoi.
- Alors ? Qu’est-ce que tu vois ?
- Un chevreuil ?
- Un chevreuil, en effet. Qu’est-ce que tu peux en dire ?
- Je sais pas…que le chevreuil est paisible et doux ?
- Mais encore ?
- Qu’il a une allure folle ?
- Et ?
- Qu’il a un air paisible ?
- Donc ?
- Le chevreuil est paisible et doux et il a une allure folle, il a cet air paisible et doux …

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Le chevreuil aussi est un problème de chiens, de fusils, de sang et de viande, le chevreuil est une viande, les idées de viande de chevreuil me venaient en chasse à cour mais je répétais à mon père paisible et doux-paisible et doux paisible et doux comme pour l’endormir, mon père a fermé les yeux mais il ne dormait pas.