Tu m’avais ecrit une lettre, c’était il y a longtemps, au temps des machines à écrire, tu m’avais écrit une lettre d’une page sans interlignes. J’ai encore cette page noire de signes, finie à la main dans la marge du bas, tu voulais que tout tienne sur une seule page, comme un tableau, comme une œuvre et c’était certainement en effet une œuvre , je veux dire une perfection en soi, dont je garde encore aujourd’hui l’impression brutale, à l’image de ce que tu étais déjà avec le monde entier, si brutale et souvent cassante, comme dit Maman. C’est vraiment une page étonnante, un peu dans l’esprit de Virginia Woolf, tu te souviens de Septimus, le jeune soldat schizophrène qui entend les oiseaux parler grec, disant en grec cette vérité folle que la mort n’existe pas, tu te souviens que j’avais lu ce passage avec toi, en anglais, avant que ça t’arrive à toi, d’entendre des oiseaux parler, à l’époque tu cherchais encore à écrire un conte bizarre sur la guerre des bêtes, que tu as brûlé un jour de rage pour te faire du mal et punir le monde comme tu as toujours fait.
Tu écrivais dans ce style de perception vive que j’aime chez Virginia Wolf et qui me fait peur chez toi, cette page était un tableau sauvage qui faisait de ce moment, que tu racontais, la propriété de tes pensées, cette page de paysage n’appartenait qu’à une seule pensée, la tienne, que tu m’envoyais par la poste sans un mot d’accompagnement, comme s’il n’y avait pas d’auteur.
Je me suis demandée pourquoi, figure toi, parce que ce que tu fais a de l’importance. Pourquoi m’envoyer cette page à moi, pourquoi as-tu toujours agi de cette manière avec moi, sans rien me dire en face mais en lançant à mon adresse tes histoires tortueuses où tes sentiments se présentent toujours comme des affirmations. Tu as tenu à me raconter cette histoire que je ne pouvais pas supporter, avec des mots que je ne peux pas supporter, comme le mot débordement à propos de Maman, le mot débilité et le mot anthropophagie. Tu ne penses jamais que Maman est ma mère.
Je t’écris maintenant, puisqu’hier encore il a fallu que tu me dises toutes ces choses inaudibles alors que nous étions toi et moi sur ce banc, au milieu des oiseaux qui ne parlaient pas, et que nous étions un peu en paix. Faut-il absolument tout exprimer directement, sans discussion, comme à personne, dans cette absurde perfection de l’écriture que tu jettes à la face des gens ?
Tu m’as dit hier, alors que je venais te voir à l’hôpital, alors que j’ai fait six heures de train pour te voir, que tu étais malade du dehors… que dehors était mauvais et comme je viens du dehors, comme j’ai une vie dehors, je me suis sentie coupable d’appartenir à ce dehors que tu tiens pour responsable de toutes tes douleurs, et comme je te faisais remarquer la beauté du parc, cette beauté simple où nous étions assises à manger des bananes, tu as commencé à comparer l’herbe aux algues et les algues à Maman.
Je t’écoutais peindre ton tableau et j’ai repensé à cette lettre, à ce décor de la plage, où il était question de ta phobie des algues et surtout de ces algues vertes qui font comme de la mousse sur les rochers à marée basse ; que ces algues sous les pieds nus et même sous les sandales en plastique, que ces algues glissantes et pleines de petites bestioles te dégoûtaient, que ces algues vertes, humides et longues et d’autres qui ressemblent à de la salade, que ces algues mousse et salade étaient une torture, que ta mère qui est aussi ta sœur, comme tu l’écrivais en conscience de son malheur, t’entraînait à courir jusqu’aux rochers et ensuite à marcher sur les algues vertes et à continuer au dessus des flaques, tu montrais dans cette lettre que j’ai gardée, que j’ai relue et qui me choque, la violence de ta mère innocente.
Je n’avais pas compris pourquoi tu m’écrivais à moi, ces choses là sur ta mère qui est ma mère aussi, pourquoi tu me parlais de ta mère et me la décrivais marchant entres les flaques et parlant sans cesse, te serrant le poignet, parlant comme une enfant, avec ce vocabulaire enfantin qu’elle n’a jamais dépassé pour que tu l’aimes comme ton enfant, que tu te souviennes toujours de cette enfant dans l’adulte et que tu t’occupes, du haut de tes huit ans, de cette enfant ta mère ta petite sœur qui te serrait le poignet pour que tu la suives dans son désir de rochers, tu m’as écrit cette lettre à moi, en 1979, sur ta mère et ta phobie des algues, mais tu vois cette mère elle est ta façon de voir et tu ne m’as pas laissé d’espace sur cette page. Ta mère est ma mère aussi, tu ne peux pas en faire ton œuvre.
Je pense que je dois rester loin de ta sauvagerie. J’avais peur de l’hôpital en venant te voir, mais en réalité l’hôpital n’est pas un problème, le problème avec toi, c’est ta mère et ces algues sous tes pieds.