S’il y a quelque chose que je ne peux pas comprendre c’est le suicide des cadres, pas à cause du suicide car le suicide oui, je comprends, le suicide se comprend, c’est la chose la plus normale, ce qui est difficile c’est vivre, pas se suicider mais c’est le mot cadre.
Je ne sais pas ce que c’est qu’un cadre. Non je ne sais pas ce que c’est.
Si, pour un tableau, un cadre, pour une photo de famille, un cadre, pour la vie un cadre, mais un cadre qui se suicide.
Je dis ça, mais on peut tout aussi bien parler d’autre chose. Ou de rien. Pourquoi parler, surtout que je sais très bien que tu n’aimes pas parler au petit déjeuner mais cette généralité, d’un coup, le suicide des cadres, encore un de ces problèmes qui n’existent pas, les cadres comme entité suicidaire.
Je veux dire qu’il n’y a pas de fait social, il n’y a pas de réalité qui corresponde à ce titre, le suicide des cadres.
Je ne veux pas dire que des gens qu’on appelle des cadres on ne sait pourquoi ne se suicident pas, plein de cadres se suicident évidemment, il y a des gens qui sont cadres et en même temps se suicident, qui semblent bien accepter qu’on les traite de cadres et qui en même temps se suicident mais est-ce que c’est en tant que cadre ? ou en tant que justement pas cadre ? Il y a un type qui se fait péter la tête et un autre qui saute de sa fenêtre ou qui se pend dans son bureau, O.K. mais est-ce que c’est pour autant une question de cadre ou pas cadre ? Personne n’en sait rien, en fait.
Si ça se trouve ça n’a rien à voir avec un fait social.
Je veux dire que c’est simplement faire de ces cas une réalité statistique. Ou médiatique, ça dépend. Parfois les deux.
Comme ça les gens, ils ne pensent pas au suicide tout court. Ils cadrent le suicide.
Au lieu de penser à leur propre suicide les gens se mettent à penser au suicide des cadres et comme ça leur vie continue. La vie continue pareil, hors cadre. C’est tout ce que je veux dire.
Je veux dire que les journaux proposent des sujets de réflexion qui créent des problèmes de toutes pièces à partir de rien du tout pour que les gens se figurent qu’ils n’en font pas partie. C’est ce qui compte, on dirait, ne pas en faire partie. D’où les cadres.
Je sais qu’un sociologue a écrit un livre sur cette question du suicide, un livre qui s'appelle le suicide, justement, et personne n’a jamais contesté depuis que le suicide était un phénomène social. J’ai fait des études et j’ai lu des sociologues, de grands sociologues qui ont déjà réfléchi à toutes ces questions qui me passionnent et que je voudrais résoudre à mon tour, tout seul rien qu’avec mon cerveau d’analphabète looser. Mais O.K. Je ne passerai pas voir Georges, j’irai le voir.
J’irai pour te faire plaisir. J’irai sans pleurer misère, j’irai en pleine forme avec plein de projets et une gueule optimiste et plein d’entrain pour me faire embaucher par Georges.
Je vais le faire.
Je vais me mettre en condition et je vais le faire.
Georges est un type génial, il peut quelque chose pour moi. J’aime bien savoir qu’un type comme Georges, si génial, comme cadre, dont j’apprécie les chemise à rayures et les cravates sobres, peut quelque chose pour moi.
Je juge tout le temps tout le monde, il suffit qu’un mec ait une chemise repassée pour que ce soit un sale con. Georges est mon pote, n’empêche que c’est un sale con. Je le juge.
N’importe quel type avec une chemise à rayures est un sale con. Cette chemise est une chemise de sale con, elle veut dire qu’il y a une femme qui s’occupe de son linge, ou une femme de ménage, quelqu’un à son service.
Ou qu’il repasse ses chemises, enfin qu’il croit suffisamment dans la puissance de la chemise à rayures pour s’emmerder à la repasser.
Personnel ou pas, le type croit en la chemise à rayures. Il a l’idéologie.
Il pense faire partie d’une certaine société avec cette chemise à rayures, et de fait il en fait réellement partie, ce con, il adhère au grand club mondial des mecs avec des chemises à rayures. Et cravates sobres.
Et chaussures bien cirées. Tout le reste, l'eau de toilette, la montre et les téléphones et ordinateurs portables qu’il n’arrête pas de consulter parce qu’il s'en fout des livres.
Je ne sais pas pourquoi je fais des catégories, d’un côté les livres et de l’autre côté les chemises à rayures, tu vois j’ai une tonne de préjugés. J’adore ça, tu vois, car je suis un sale con de futur cadre. Tu vois dès le petit dej, je commence le mode de vie par l’idéologie de la chemise. A rayures ou pas, n’importe, mais repassée tu vois. Par tes soins. Ha ha.
Les livres, ces trucs en papier qui servent à consigner des idées. Et alors. Pourquoi tout le monde devrait lire. La chemise est un mode de vie. N’importe quel vendeur de chemises le sait. C’est un mode de vie suicidaire. Un mode de vie de cadre. De cadre suicidaire.