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Billet de blog 19 juillet 2018

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chevaux indiens

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chevaux indiens © STUDIO DOITSU

Il était une ou deux fois je sais plus peut-être trois un cheval ou un âne, oui un âne je pense car il avait les oreilles et le poil et la croix de Saint André de ceux du Cotentin, ou d’ailleurs, d’ailleurs, est-il un seul animal entièrement assigné au pays d’où il est d’origine contrôlée, d’après la hauteur qui dit si tu appartiens au monde supérieur ou si tu es simplement à la taille des gueux, cet animal n’était pas un cheval ou alors un petit avec de grandes oreilles, ce qui revient à dire pas cheval mais âne, remarque, ces animaux ont toujours à être comparés et toujours dans le même sens, l’âne au cheval, pas le cheval à l’âne, tu vois un âne et tu penses au cheval mais quand tu vois un cheval est-ce que tu penses à l’âne, bref et quoiqu’il en soit l’âne, une fois, deux, une fois et deux et puis ce fut la bonne, se fit la belle, c’est-à-dire qu’il sauta par-dessus la barrière, est-ce que c’était pour aller quelque part ou parce qu’il était battu ou ne pouvait plus vivre enfermé dans un pré ou est-ce qu’il pensait comme on dit à une herbe plus verte ou est-ce qu’il rêvait à un climat clément ou est-ce qu’il espérait une espérance de vie c’est difficile à dire, que savons-nous, toi et moi, de ce que vécut l’âne et pouvons-nous juger de ce qui le poussa, comment le savoir et qu’est-ce que ça peut faire, ce que nous savons c’est qu’il voulut partir ou le dut ou les deux à la fois car devoir partir ne pourrait pas suffire, il faut encore que la volonté entende la nécessité, ce qui veut dire écoute et comprenne et s’élève contre les arguments de la résignation, c’est ce qu’on appelle peut-être le courage, si le courage est une folle volonté et pas la persévérance des courageux que nous sommes, toi et moi, qui n’en finissons pas d'être trop cultivés.

Quand il n’a pas de folie un courage n’est rien qu’un prolongement de peine, voilà ce que je me dis mais ce n’est même pas le début d’une morale, car je n’ai rien à dire à propos du courage, tu connais mon amour ancien des petites servitudes. Quelle persévérance j’avais dans mon enclos quand je n’avais pas même l’idée d’un âne.

Il y a tant d’arguments pour mourir dans sa géographie qu’il faut bien penser, maintenant et là où nous en sommes, que la nécessité de partir ne suffit encore pas pour partir, il faut encore la folle volonté, et cette volonté là ne peut pas s’imaginer sans idée de liberté, une idée plus féroce encore chez les ânes ou les singes que chez les gens d’ici. Toi et moi avons toujours pesé les avantages et les inconvénients qui se comptent en acquis et en petits prestiges auxquels nous restons accrochés comme à des bois flottants pour nous habituer à n’importe quel sort, alors si un fou s’échappe et court à travers les forêts et les montagnes et les plaines ou traverse la mer et continue plus loin par simple volonté, cette folle volonté même lui sera reprochée, son courage amoindri, sa traversée de la nature hostile une marque de sauvagerie car les gens par ici ne partent pas sans un billet de retour, toi et moi préférons les voyages culturels avec réservation, nous avons toujours l’espoir de beaux jours derrière nous, la crainte de tout perdre est notre assurance-vie.

Ainsi avons-nous perdu, toi et moi, par accumulation des contraintes contraires à notre première nature, la capacité que nous avions quand nous étions Indiens, c’était dans ce pays sans nom où tu ne viens jamais, où chaque arbre te rend malade et chaque herbe te tue. J’entends les moissonneuses et quelques abeilles allant dans le vent doux et le ciel trop chaud, je me demande quelle enfance nous avons fait vivre à nos enfants, comment les avons-nous habitués à se défaire de leur désir d’aller où bon leur semble, comment les avons-nous réduits à leur éducation, comment les avons-nous préparés à cet avenir qui les attend, comment avons-nous lutté contre leur folle volonté, jusqu’à les pousser à retourner la lame contre eux-mêmes, se dessiner sur les bras des lignes au rasoir comme des cartes routières et saigner bien rouge pour se sentir vivants. Le sentiment de vie par ici est si rare qu’il faut aller chercher sous la peau des enfants.

Ça me rappelle un tigre l’hiver dernier qui s’était échappé d’une cage ou d’un cirque à Paris, il s’est fait tirer dessus et il est mort, abattu c’est le mot pour la chasse qui vaut aussi pour un homme dans certains récits comme les fait divers, abattu donc tué ce qui n’est pas exactement supprimé ni liquidé ni exécuté mais enfin tué quoiqu’il en soit, ce qui ne va pas dans le sens de la préservation du monde vivant comme tu dis, monde vivant, oui parce que c’est un sujet et que c’est une question planétaire, comme je dis aussi, qui ne peut pas cesser de nous concerner, je te cite, si les êtres vivants cessaient de vouloir décider de l’endroit où ils ne veulent pas vivre est-ce qu’ils mourraient moins.

Il y a des réserves pour le monde vivant, en Afrique il y en a, les Indiens aussi vivent dans des réserves, ils ont survécu à l’élimination par les réserves, c’est ce qui a permis de préserver avant disparition quelques représentants de la culture indienne et ces coutumes indiennes inscrites au patrimoine de l’humanité, enfin tout ce folklore indien que les enfants adorent, les plumes, les peintures, les calumets de la paix, la culture que nous avons, toi et moi, remplie de patrimoine et de préservation, mais je ne veux pas dire qu’on doive comparer les Indiens aux animaux d’Afrique. Je ne vais pas rabaisser l’Indien au rang de l’animal, je refuse également de rabaisser l’animal au rang de l’animal car ce rang de l’animal est un problème qui se pose ici, sur ce continent qui a l’habitude de traiter l’animal comme un chien et la plupart de ce qui est vivant comme un chien, de traiter donc aussi les chiens comme des chiens, comme on les traite et pas comme les Indiens traitent les chiens car les Indiens ne traitent pas, c’est quelque chose ici, de traiter, depuis longtemps nous avons cette histoire de traite même si la traite a pris un coup de vieux par son abolition, tandis que le traitement est resté dans le vocabulaire, le traitement est si présent dans la conscience d’ici que nous devons traiter une question comme on traite les gens et les chiens et les choses, c’est pourquoi je veux imaginer par exemple un cheval ou un âne, on s’en fout, s’échapper à notre place, comme nous avons renoncé à le vouloir par peur de folie.

Mais est-ce que tu te souviens de ces chevaux indiens qui nous emmenaient, alors que nous étions libres, au milieu des herbes hautes et dans le matin blanc et au loin, tu te rappelles, il y avait de jeunes bisons beaux qui étaient peut-être des veaux, ils faisaient comme un décor paisible paissant, libres de toute histoire dans ce pays sans nom qui enferme si bien ses troupeaux, ce qui me fait penser maintenant, à cause de cet âne, au poids de nos acquis et de nos petits prestiges. Qu’est-ce que nous allons faire, toi et moi, le jour venu de la liquidation, de ces vieilles choses qui sont la misérable richesse des gens d’ici.

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