Ils traversent la Forêt de la Londe.
Les chênes et les hêtres et les pins grands et beaux on dirait l’Ontario.
Il dirait bien on dirait l’Ontario mais à quoi bon parler au bout d’un certain temps.
Elle ne ferait ni oh ni ah.
Elle est froide à tout.
C’est une pathologie.
Elle n’a pas parlé depuis plus de six heures.
Quatre-cent quatre-vingt-dix kilomètres de silence.
Il souhaite un meurtre, si possible sans sang, mais souhaiter n’est pas vouloir.
Tout ce qu’elle peut dire quand elle parle est à désespérer, il s’ennuie il s’ennuie.
Quand elle s’arrête c’est pire.
Par moments elle perd l’esprit alors il y a un vide comme une enfant battue et puis ça se réveille.
Elle se met à penser, on ne sait jamais quand ni comment c’est un mystère mais il faut voir la transfiguration.
Si elle était un ange elle aurait une aura.
Les idées l’irradient.
Quand elle pense elle est belle.
Quand elle était jeune elle pensait beaucoup.
Quand elle perd l’esprit elle est belle aussi car elle sourit.
Sa figure se fige on dirait une vierge.
C’est une peinture à l’huile.
Les peintres sont forts en femmes.
Un sourire en peinture est mille fois plus beau qu’un sourire en photo.
Est-ce que c’est la pudeur ou l’usage des couleurs elle est belle aujourd’hui.
Il ne va pas lui dire tu es belle aujourd’hui mais il ne sait pas par quoi remplacer la remarque offensante.
Il faudrait avoir des idées différentes et des manières neuves.
L’amour frais des forêts.
Mais voici la prairie sous le soleil de l’ouest et l’été qui finit.
Il ne monte plus à cheval et son chien est mort, tout ça depuis longtemps.
Le temps qui passe est mesuré par la mort des bêtes.
Le cri de l’homme, nous avons besoin de nourriture et d’espace.
Justement il y a un Steak House.
Le sang la viande à l’état pur et pourquoi pas des frites.
Il ne peut pas lui proposer de manger là.
Elle n’aimerait pas, le steak les oppose.
Elle accepterait par peur de lui ou par masochisme, ce qui revient au même.
Elle ne mangerait rien.
L’idéologie a fini par tuer la mythologie.
Un beau jour la viande pue.
Ce siècle ne cesse de faire le procès du siècle précédent.
Elle le regarderait ainsi manger sans rien dire.
Il n’a pas envie de manger quand elle ne mange pas car ils sont un couple.
Au rond point des vaches il n’y a plus de vaches.
Il y en avait cinq, des vaches normandes évidemment.
La vache normande est connue dans le monde entier pour sa beauté caractéristique.
Elle fait partie du patrimoine de l’humanité issu d’un long processus de sélection des éleveurs.
Nos vaches ne sont plus là, dit-elle.
Seigneur elle parle.
Nos vaches et quoi encore.
Des vaches qui manquent et la voilà qui dit ça nos vaches ne sont plus là.
Elle dit nos vaches, il y aurait donc des vaches issues de leur amour.
Leur amour si on veut.
Des enfants et des vaches.
Tous partis.
Il en est ému à chialer.
Ces vaches sont un lourd souvenir.
Il disait aux enfants le premier qui voit les vaches a gagné.
Elle riait quand ils criaient.
Ils ne jouaient pas à la famille heureuse.
Les gens ne jouent pas ils font comme ils peuvent ils essaient de s’en sortir, arrêtez de juger.
Il n’y a plus d’enfants. Ils sont tous adultes, ils ont de la peine à vivre.
Il n’y a plus de vaches. L’une d’entre elles s’est volatilisée, deux autres ont été brûlées, les trois qui restaient ont été mises à l’abri.
Elles était en plastique mais ça fait quand-même mal au cœur.
Le plastique n’est pas réservé à l’industrie, il y a aussi de l’art en plastique.
Ces vaches en plastique étaient des pièces uniques.
Personne ne peut remplacer des vaches uniques.
Dans l’industrie les vaches ne sont pas uniques.
La vache industrielle est abattue et découpée et vendue et consommée et remplacée par une autre vache abattue et découpée et vendue et consommée, etc. tandis que la vache en plastique, en tant que pièce unique, est immangeable.
Les vaches en plastique n’ont aucune utilité parce que c’est de l’art.
Elles servent à faire voir que les vaches existent. C’est leur principale fonction.
Une vache artistique fait voir la réalité des vaches.
La disparition des vaches artistiques est une prise de conscience de la disparition de vaches qui sinon, peuvent disparaître sans que personne ne s’en aperçoive.
Une vache est là, le lendemain elle est à l’abattoir et personne n’a rien vu.
Qui, à part un paysan ou un peintre en vaches, sait voir une vache ?
Qui, à part un paysan ou un accidenté de la vie, peut se souvenir d’une vache ?
Quel malheur.
Il n’y a plus que de l’herbe sur le rond-point, qu’il faut sûrement tondre deux fois par an pour l’entretien des espaces publics.
Les vaches en plastique ne broutaient pas l’herbe, il fallait donc tondre aussi à l’époque de l’art, oui mais la tonte elle était intégrée à une esthétique, la tonte était dans le régime de l’art.
L’art fait voir la mécanique de la nature.
Il en est là de sa philosophie.
Elle ne comprendrait pas, non pas qu’elle soit bête mais c’est trop personnel.
D’ailleurs les vaches disparues font surtout penser aux Gilets jaunes.
La trace des Gilets jaunes du rond point des vaches est bien cette absence de vaches artistiques.
Chaque fois qu’ils passeront par ici ils se souviendront de la présence des Gilets jaunes par l’absence des vaches.
C’est un rond-point célèbre où les vaches ne sont plus.
C’est le rond-point le plus célèbre de France.
Des Gilets jaunes ont vécu ici.
C’est l’émotion tout simplement.
Moi je mange de la bouse de vache
Y a bien du pain blanc mais c’est pour le patron
Moi je bois de la pisse de vache
Y a bien du vin blanc mais c’est pour le patron
La chaleur humaine des Gilets jaunes.
Il y avait la cabane, les palettes et les feux.
On est là on lâche rien.
Si y faut qu’on foute le bordel on foutra le bordel.
Y a un moment y faut qu’on nous écoute.
On se lève Gilet jaune on se couche Gilet jaune.
On se retrouve pour discuter, pour boire un café, c’est une famille.
Quelques Gilets jaune y viennent encore et d'autres y reviendront bientôt.
Il a envie de demander pardon aux Gilets jaunes.
Il n’avait pas compris, il fallait écouter.
Ils arrivent au Boulevard industriel.
Avant l’industrie Saint-Étienne-du-Rouvray était une campagne.
La question du bonheur se pose, dit-elle
et ce sera tout jusqu’au Pont de l’Europe.