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Billet de blog 27 février 2015

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Les japonais sont trop forts

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

- Alors je crois que j’ai compris.

- Compris quoi ? qu’est-ce que tu as compris? 

- J’ai compris ce que veut dire écrire, maintenant que je n’écris plus. 

- Et ça veut dire quoi écrire alors d’après toi ? 

- Ecrire veut dire ne pas vivre normalement.

- Et c‘est quoi vivre normalement ?

- C’est vivre directement, pas vivre pour écrire, pas écrire pour pouvoir vivre, mais ne pas avoir besoin d’écrire, parce que le temps social serait tout à fait bien adapté à l'expression vraie. Tu peux remplacer écrire par fumer ou boire ou avaler des anti-dépresseurs. 

- Tu as l’air de dire que vivre normalement ça existe mais ça n’existe pas, en réalité. 

- Evidemment que ça n’existe pas, je te parle de la vie normale comme idéal médico-social, comme promesse générale que demain ça ira mieux, comme recherche permanente d’un équilibre, d’un état moyen, un idéal moyen, si tu veux, et cet idéal est intéressant, à mon avis.

- Pourquoi ce serait intéressant un idéal moyen ? 

- Parce que c’est la santé publique, je fais partie de la santé publique idéale-moyenne, de la normalité vivante, sans écrire, c’est-à-dire sans crier, sans rien dire, sans chercher la limite. Maintenant tu vois je vis normalement, c’est fini pour moi d’écrire pour pouvoir vivre, c’était une idée que je me faisais, c’est comme arrêter de boire, pour l’alcoolique, il pense que la vie sans boire c’est une triste vie, et le fumeur, une vie sans fumer…

- Et alors c’est comment la vie normale ?

- Chiant. La vie normale c’est chiant, tous les anciens fumeurs le savent, et les sobres, ils le savent, mais en même temps la vie normale est bonne pour la santé. Ça aussi. 

- Moi la vie normale j’ai jamais réussi à m’y faire, il m’a toujours fallu survoler. Par exemple si je dois marcher parmi les gens, je m’aperçois que je marche en survolant. Pourtant, tu le sais j’aime les gens, contrairement à toi qui dis tout le temps que tu n'aimes pas les gens, moi j'aime les gens.

- Moi non c'est vrai j'aime pas les gens. Sauf des gens. Toi c'est le contraire. C'est pas mieux. 

- Bon mais contrairement à toi je ne me sens pas d’une autre espèce que les gens, je fais partie des gens et je voudrais même sincèrement disparaître parmi les gens, les gens sont tout ce qu’il y a d’intéressant, et pourtant il faut que je marche d’une autre marche, d’une marche survolante, et je me retrouve au milieu des gens à faire l’avion, je marche parmi les gens et soudain je me rends compte que je ne marche pas, que je fais l’avion, je fais comme ça avec les bras pour voler, je ne suis pas plus dingue que les gens, enfin je n’ai jamais été digue à enfermer, je sais bien la différence entre normal et dingue et je crois pouvoir dire que je fais partie des gens plutôt pas dingues, malgré ça je ne peux quasiment jamais marcher normalement, il faut que je me rajoute des ailes avec les bras, ou bien que je joue à nager, parfois je nage aussi, je crawle, ou je brasse, comme ça dans les couloirs du métro, dans la rue. Il me faut ma façon différente, ma petite musique.

- Je sais, je connais, j’ai eu exactement le même problème. Il fallait que je fasse de chaque moment ordinaire un truc extraordinaire. Sinon je m’emmerdais. Déjà à l’école j’étais comme ça. Il fallait que je n’y sois pas. Je n’ai jamais été à l’école vraiment. Et de vrai métier, j’en ai jamais eu. Je suis incapable d’avoir un vrai métier, c'est pas normal.

- Tu te rappelles quand on demandait, dans les stations d’essence, super ou ordinaire ? 

- C’est vrai on demandait ça, c’était quand il y avait des pompistes. 

- Alors tu vois, cette question, super ou ordinaire j’y pense, parce que l’ordinaire est devenu, avec le super qui s’est imposé petit à petit, un truc extraordinaire. C’était l’ordinaire qui était devenu extraordinaire, qui sortait de l’ordinaire et qui a fini par disparaître. 

- Les pompistes aussi ont disparu.Vachement de disparus, les pompistes et d’autres, les gens disparaissent. 

- Et puis le super est devenu banal, il a fallu du super premium, alors on est tous à remplir nos réservoirs de super premium. Le super premium est devenu ordinaire, au bout d'un moment.

- C'est vrai qu'on roule assez ordinairement au super premium. 

- Comme on vit sans alcool et sans tabac et sans écrire, au super ordinaire.

- La vie normale, ordinaire, ça fait du bien, c'est ce que tu dis. La réalité sans écrire et sans tabac, super ordinaire…

- La réalité ordinaire n’a rien d’ordinaire, c’est là où tu te trompes. C’est là où les fumeurs se trompent, où les écrivains se trompent. Il n’y a rien au-dessus de la réalité qui serait dans le tabac ou dans les mots. Rien du tout. C’est ça que j’ai compris depuis que je n’écris plus.

- C’est comme une convalescence, on dirait. 

- Dans un premier temps oui, parce qu’on ne peut pas avoir une vie normale d’un coup. Mais il faut s’y tenir et au bout d’un certain temps et ça devient vraiment normal, la vie normale. C’est comme avec le tabac, il faut beaucoup d’années et puis on est normal. Pas non-fumeur, mais normal, tout simplement dans l'idéal médico-social. C’est une poétique, tu comprends. 

- Une poétique de la santé publique ?

- Mais pas seulement, c’est une poétique de la perception. Par exemple le soleil, il y a quelque chose avec le soleil qu’il faudrait arrêter. Le soleil n’a pas besoin d’être un beau mot pour être un soleil, pas vrai ? 

- Si, c’est vrai. 

- Quand tu écris une phrase avec le soleil, le beau mot soleil fabrique du beau qui n’est pas dans le soleil mais seulement dans le mot soleil et ce mot, soleil, commence d’abord par bousiller ta phrase et finit par te bousiller le soleil, tu peux ne plus ressentir le soleil directement, à cause de ce beau mot qui vient bousiller le soleil. C’est pour ça que je ne veux plus écrire. 

-Alors qu’est ce que tu fais maintenant ? 

- Je ne fais rien, justement, je vis directement. Je ne veux plus avoir à faire avec ces beaux mots qui bousillent tout. En fait je suis comme un animal qui n’a pas de mot pour soleil et qui aime se coucher au soleil. Je suis un animal sans mots. 

- Et alors ? 

- Rien

- C’est normal ça tu trouves, d’être un animal ?

- Attends je réfléchis. Peut-être que non, que je me trompe, sur la santé publique, justement, du fait de l’animal sans les mots. Je crois que je commence à comprendre quelque chose, justement à partir de l’animal.

- Comprendre quoi ? 

- Comprendre ce truc bizarre, qu’écrire est une animalité, c’est débarasser le soleil du beau mot soleil, c’est être un animal sans mots.

En fait tu es en train de dire que pour écrire il ne faut rien faire d’autre que vivre sans mots.

- C’est ça, la perception pure. Celle qu’on trouve dans les haïkus. Les haïkus c’est exactement ça, pas des mots mais des perceptions pures. Tu ne peux pas mettre un papier à cigarettes entre les mots et la réalité dans un haïku. Les mots sont la réalité. Et la réalité n’est pas ordinaire, jamais ordinaire, elle est, c’est tout. 

- Ils sont forts ces japonais. 

-Trop forts.

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