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Billet de blog 28 mars 2012

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Incivilisés

 Les gens qui ne veulent pas oublier quelque chose, ils l’écrivent quelque part. Ils font des pense-bête          Eluard, par exemple, pour pas oublier un nom il l’écrivait sur ses cahiers d'écolier, sur son pupitre, les arbres, le sable, la neige, les pages, les lues et les blanches, sur la pierre avec le sang, sur le papier avec la cendre, et les images dorées, et les armes des guerriers, sur la couronne, et sur la jungle, le désert, les nids, les genêts, l'écho de son enfance, il écrivait même sur les merveilles des nuits.

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 Les gens qui ne veulent pas oublier quelque chose, ils l’écrivent quelque part. Ils font des pense-bête 

         Eluard, par exemple, pour pas oublier un nom il l’écrivait sur ses cahiers d'écolier, sur son pupitre, les arbres, le sable, la neige, les pages, les lues et les blanches, sur la pierre avec le sang, sur le papier avec la cendre, et les images dorées, et les armes des guerriers, sur la couronne, et sur la jungle, le désert, les nids, les genêts, l'écho de son enfance, il écrivait même sur les merveilles des nuits. Il l’écrivait sur des choses compliquées, que les gens ne comprenaient pas tout de suite, sur le pain blanc des journées, les saisons fiancées et les chiffons d'azur ou l'étang soleil moisi, et sur des supports classiques de la poésie comme le lac lune vivante. Ou des lieux agricoles comme les champs, sur la ligne de l’espace et du temps qu’on appelle horizon et pour que les gens comprennent que c’est beau, sur les ailes des oiseaux, pour qu’ils comprennent que c’est dingue, sur le moulin des ombres. Pour les fumeurs du matin sur chaque bouffée d'aurore,  pour les vacances, sur la mer et les bateaux et la montagne démente, et sous tous les climats, la mousse des nuages, les sueurs de l'orage, la pluie épaisse et fade. Pour Noël et les enfants il avait écrit avec son doigt sur la vitre des surprises, et pour les sourds-muets sur les lèvres attentives, au-dessus du silence. Après il écrivait sur ses refuges détruits et ses phares écroulés, ce que personne n’avait fait avant lui, mais aussi, de retour à l’école, sur les murs de son ennui, si bien qu’en faisant des trous de dents dans le bois de son crayon, même sur l'absence sans désirs, puis sur la solitude en général, et en prison, à l’hôpital, à la guerre sur les marches de la mort, puis sans résister au happy ending, sur la santé revenue, sur le risque disparu, et sur l'espoir sans souvenir. Car pour s’en souvenir, en 1942, de la liberté, il fallait l’écrire beaucoup de fois.

         Pas comme des lignes de punition. On aurait pu le craindre vu le cahier d’écolier du début, mais bien qu’Eluard ait été  intégré aux programmes scolaires, et que ce poème soit devenu un classique des manuels de littérature il était du côté des insolents, des renvoyés, ceux qui ne font pas les colles, les absentéistes et les convoquées en conseil de discipline. Lui non seulement il faisait dans la dégradation de l’espace public mais aussi de l’espace en général, le plus vaste, il avait, on peut le dire, des comportements d’incivilité. Mais comme les nazis ont perdu, le pays vainqueur devait tout de même lui rendre hommage. Evidemment si les nazis avaient gagné, on aurait si bien oublié le nom d’Eluard que de sa liberté on n’en parlerait plus, et son incivilité l’aurait conduit directement en prison sans passer par la caisse d’épargne, comme au Monopoly.   

         Beaucoup de possibilités ne sont plus que des souvenirs, mais certains souvenirs sont encore et toujours des possibilités. Pour ça qu’il faut y repenser, pour l’avenir qui n’invente pas beaucoup dans le domaine de l’humain au sens d’animal politique, invente un peu, toujours à la marge, et pas ce qui était prévu, mais redit et redit sans cesse plus ou moins la même chose.

Nous ne sommes pas plus avancés qu’hier à propos de la liberté, parce qu’elle s’oublie. 

Ne pas oublier la liberté, c’est un effort que les bêtes ne font pas car elles n’en ont pas besoin pour s’en souvenir à chaque instant, tandis que l’homme, cette pauvre bête, doit sans cesse conquérir sa fanchise, comme dit la Boétie :

         Ainsi donc puisque toutes choses qui ont sentiment, deslors qu’elles l’ont, sentent le mal de la sujetion, et courent après la liberté ; puis que les bestes qui ancore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoustumer a servir, qu’avec protestation d’un desir contraire : quel mal encontre a esté cela, qui a peu tant denaturer l’homme, seul né de vrai pour vivre franchement ; et lui faire perdre la souvenance de son premier estre, et le desir de le reprendre.

          Ecrire des pense-bête, c’est pour redevenir animalement libre, et résister au temps qui fait tout oublier. Les gens qui ont la maladie d’Alzheimer, pour résister ils écrivent des petits mots, souvent ils commencent à écrire ici et là, sans même savoir qu’ils sont malades,  se sont aperçus qu’ils oubliaient des petites choses, n’en parlent pas autour d’eux, font comme si, donnent le change, attendent des indices pour situer l’interlocuteur, un nom, un contexte, et ils retrouvent un fil, s’accrochent au fil et font tant de style pour ne rien laisser voir que je me dis : quelle société je suis pour ne pas vouloir de ces écrivains par nécessité, qui planquent leur mémoire dans des carnets, manquent déjà d’une quantité de mots, de pans de phrases, et des choses derrière les mots, qui s’en vont, ça leur échappe,  alors consignent et  puis cherchent dans les carnets, ont leur tête au moins quelque part, pas toute leur tête, des morceaux, dans ces carnets.

         Ce qu’on dit aux malades : entraînez vous ! la mémoire s’entraîne, c’est un entraînement ! Mais s’entraîner ça nous entraîne vers on ne sait quoi.  Eluard, écrivant partout, il devait s’entraîner pour se souvenir d’un mot tout seul, sans début ni fin, attaché à rien, ni au travail ni à la Patrie ni même à l’Histoire de France, d’un mot irrécupérable, même par la poésie, la liberté, ce fameux sang des poètes. Qui n’a pas écrit ce mot très beau ?

         S’entraîner c’est répéter, encore et encore, mais pourquoi ? Liberté, liberté, si tu crois que tu vas m’apprendre quelque chose ! Les gens, ils le savent déjà, pour la liberté. Personne ne dit “je suis contre la liberté ! ”même les tyrans, les tortionnaires, les colonisateurs, les vendeurs de canons, tout le monde est pour la liberté.

         La Langue Sécuritaire  parle aussi de liberté, avec ses accents de Lingua Tertii Imperii , elle annonce son programme Frankreich über alles  ! et nous roule dans sa farine de l’Ordre public : “Un Etat fort est un Etat libre” et l’inverse aussi sans doute … “La sécurité est la première des libertés” mais l’inverse ne marche pas. Pour mettre la liberté en sécurité, autant l’enfermer à double tour !

         Alors la Liberté, pourquoi y revenir ? Et d’abord Liberté comment ? Si c’est un ordre, je préfère m’abstenir.Si c’est un alibi, qu’il s’en prenne à lui-même. Si c’est un regret alors c’est bien fini, terminé, et vient la triste plainte, ô serait-il possible d’y revenir, à ce temps béni où nous étions si libres …mais c’est avec sa mauvaise foi que le regret se penche sur son  tourment. Ce souvenir-là n’est qu’un enterrement.

         Ceux qui disent à propos de la liberté qu’il vaut mieux la suspendre au moins provisoirement et qu’elle s’arrête ici jusqu’à ce que les lendemains se mettent à rechanter leur chant de félicité, ceux qui font des malheurs une occasion de sacrifice et de la dure épreuve un ordre favorable, ceux-là sont des menteurs, il n’attendent rien du tout, il assoient leur pouvoir sur des promesses de force, sur les délégations, les experts, les agents de notation et d’autres dont on sent qu’ils ont tout avantage à la résignation.

         Ceux qui soumettent des gens à l’obligation de quitter le territoire français, ou OQTF sigle efficace, invention de la Langue Sécuritaire, les parquent dans les centres de rétention administrative ou CRA, vieille invention linguistique récupérée par la Langue Sécuritaire, tout ça pour mieux vanter les bienfaits économiques de la liberté de circulation, il vaudrait mieux ne pas leur confier l’éducation, les femmes et les enfants, la culture, le budget, l’intérieur et l’extérieur, l’économie, l’écologie, la santé ni rien. Ne rien leur confier du tout !

         N’oubliez jamais, ce n’est pas un ordre, c’est une chanson que le vieux Joe Cocker adresse aux nouveaux enfants, pour qu’ils écrivent, en incivilisés, beaucoup de fois et partout, leur contr’un nécessaire.

"N'oubliez Jamais", I heard my father say

Every generation has it's way

A need to disobey

N'oubliez Jamais, it's in your destiny

A need to disagree

When rules get in the way

N'oubliez Jamais

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