J’ai décidé de me poser des questions personnelles mais pas trop. Je ne sais pas ce que ça va donner. Quand je commence un entretien, j’essaie de ne pas avoir d’a priori sur les réponses, sinon je n’obtiendrai rien de bon. Il ne faut pas être trop directif, et il faut des questions courtes. C’est ce que je me suis redit en m’approchant de moi, me voyant la tête appuyée sur le poing, je me suis dit n’oublie pas, des questions courtes, peu de relances, je me connais, je parle facilement.
Je me suis proposé quelque chose à boire et j’ai commandé un deuxième café. J’ai attendu qu’il me soit servi en meublant avec des considérations générales sur le temps qu’il fait, l’endroit agréable, etc.
J’ai été d’accord pour m’enregister, j’ai paramétré l’enregistrement et j’ai commencé par une question générale.
- Alors j’aimerais savoir où tu en es, aujourd’hui, qu’est-ce que tu fais ?
- Qu’est-ce que je fais ?
- Oui qu’est-ce que tu fais, maintenant que tu as fini ?
- Je fais des petites choses, je réfléchis, je me demande à quoi ça sert. Je crois que ça ne sert pas à grand chose. Je m’occupe. Je me demande si c’est utile, est-ce que c’est en rapport. Depuis que j’ai fini, c’est la question du rapport qui m’occupe. Pourquoi il faut être en rapport.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- L’obligation du rapport, ça m’intéresse. Est-ce qu’il y a une obligation. Hier j’ai bu un verre avec un ami, un type, enfin quelqu’un que je connais depuis longtemps. On se donnait des nouvelles. Il me disait qu’il n’avait plus de rapport depuis des mois, peut-être même des années, enfin aucun vrai rapport, que même quand il lui arrivait d’entrer en rapport, et d’avoir des rapports c’était sans être vraiment en rapport. Il était content comme ça. Parce qu’au fond il ne voulait plus de rapports. Il disait que sans rapport il était bien. Ce type, avec lequel j’ai eu des rapports et avec lequel je garde encore maintenant de bons rapports, m’explique qu’il n’a plus de rapport et qu’il est bien, comme si nos rapports, qui étaient de bons rapports, et même parfois d’excellents, lui permettaient de me dire sincèrement où il en était dans ses rapports, comme si nos rapports l’autorisaient justement à penser que je comprendrais facilement où il en était avec les rapports, parce que nous nous connaissons très bien, lui et moi, alors il ne serait pas obligé de faire du cinéma. Il était content, sans rapport, il m’a expliqué, comme ça il n’y avait pas de compte à rendre.
- Cet ami, enfin ce type…est-ce que c’est un ami ?
- Oui et non, si on veut. Un type. J’aime bien, un type, c’est plus dégagé.
- Donc ce type était sans rapport parce qu’il ne voulait plus rendre de comptes ?
- Personne n’aime rendre des comptes, et c’est tout de même ce qui est demandé dans un rapport, faire un rapport c’est rendre des comptes. Quand ça n’est pas régler des comptes. Les rapports, il expliquait, la plupart du temps ils faussent les rapports, ils finissent en réglements de comptes. C’est vrai, non ? Le réglement de comptes est une forme courante du rapport, tout rapport finit plus ou moins en réglement de compte. C’est ce qu’il pense, je pense.
- Les réglement de comptes, ce sont des histoires qui finissent mal…c’est une vision plutôt noire, non ?
- Si tu veux, oui, au sens où il n’y a pas d’illusion. Au début de l’histoire, tu entres en rapport. Et puis à la fin tu dois en finir, c’est le réglement de comptes. Il faut dire, je ne sais pas si c'est lié, mais le type dont je te parle, il est l’auteur d’importants rapports, il a travaillé un temps pour les affaires sociales, le ministère, il a dû écrire des rapports, des rapports circonstanciés, qui doivent encore faire autorité, c’était un rapporteur très sérieux, il n’écrivait rien sans avoir lu et vérifié ses sources, il aurait été incapable d’écrire ses rapport sans un examen approfondi des sources et sans un point de vue critique, parce qu’un rapport doit être critique et la critique doit être fondée, toute critique infondée n’est pas une critique. Il a une idée précise de ce que doit être un rapport, et une si haute idée du rapport qu’il a finalement renoncé à écrire des rapports. Il n’a d’ailleurs plus de rapport avec le ministère, les affaires sociales n’ont pas cessé de l’intéresser mais il dit que les affaires sociales ne supportent pas la critique, qu’il y a, aux affaires sociales, une mentalité hostile à la critique. Il dit que maintenant la mentalité qui domine aux affaires sociales est une mentalité de gestionnaires incultes. Je cite. Bien sûr, les gestionnaires incultes débordent largement du seul secteur des affaires sociales, ils s’étendent à presque tous les secteurs et il s’est éloigné de tout implication, pas seulement dans l’administration mais partout, il dit que le plus grand ennemi de la critique est cette mentalité gestionnaire inculte contre laquelle aucun argument ne peut être opposé, qui ne supporte pas les rapports critiques parce que les gestionnaires incultes croient à la gestion et pas à la connaissance critique, la gestion les occupe, il dit, leur seule connaissance est une connaissance gestionnaire des affaires sociales. Bon. Alors ce manque de rapport était peut-être seulement un constat, le constat d’un désengagement à cause de la mentalité de gestionnaire inculte. Ne pas avoir de compte à rendre, ni de compte à régler, voilà ce qu’on voudrait, être débarasssé des rapports, oui, c’est le rêve.
- Mais c’est un rêve triste !
- Non, c’est simplement un rêve. Ce qui est triste c’est être seul. Le type dont je te parle, il ne veut pas être seul, il veut être tout seul. Être seul, c’est triste, mais être tout seul ça c’est le rêve. On ne veut pas être seul, c’est pourquoi on va au rapport, on cherche le rapport. Tu vois. Alors je réfléchis là-dessus. (je bois un peu de café et je repose ma tasse en pensant que j’aimerais bien fumer)
- Tu te demandes pourquoi on cherche un rapport alors que tout ce qu’on voudrait, c’est être peinard ? tout seul ?
- Oui, c’est ça qui m’occupe, en ce moment, enfin depuis que j’ai fini. C’est sans doute une question politique. On ne veut pas forcément de rapport, mais on est plus ou moins dans l’obligation de rapport…
- Comment tu te sens, au moment où tu as fini ? quand tu viens de terminer ?
- Ah, quand je viens de finir ! Quand j’ai fini évidemment d’abord c’est la joie. J’ai fini quelque chose, je suis allé au bout. C’est pas toujours comme ça. La plupart du temps on ne finit pas. Alors pendant quelques heures, il faut que j’exprime cette grande joie de la fin, je voudrais dire à tout le monde que j’ai fini, je vais dans les rues, dans les bistrots, je suis vraiment ivre de ma réussite. J’ai été jusqu’au bout d’une grande chose que j’appelle une œuvre, j’ai réussi à faire jusqu’au bout cette grande chose et puis après il y a le vide. Il n’y a plus de grande chose, la grande chose reprend des proportions, une taille normale, ordinaire, on se sent perdu et comme tout le monde, dans l’anonymat des choses moyennes, pas grandes. C’est un vide.
- Alors qu’est-ce que tu fais avec ce vide ?
- Il n’y a rien à faire avec ce vide, même pas à y penser vraiment. Ce vide n’est pas un vide métaphysique, c’est un vide qui se remplit de petites choses et ces petites choses prennent très vite la place de la grande chose, au point que j’en viens à me demander comment je faisais, quand j’avais cette grande chose à faire, mon œuvre à faire, avec toutes ces petites choses qui occupent désormais toute ma journée, parce que les petites choses, maintenant, elles occupent tout.
- Les petites choses c’est quoi ? tu peux expliquer ce que ça veut dire ?
- Les petites choses, oui c’est facile, les petites choses c’est les occupations.
- Et tu n’aimes pas les occupations ?
- Au contraire, j’aime ça, les occupations, si elles occupent tout mon temps c’est qu’il y a quelque chose de satisfaisant, il y a une attirance. Les gens sont attirés par les occupations, ça leur donne des satisfactions. Ils ne sont pas attirés seulement parce qu’ils s’ennuient et qu’il ont besoin de quelque chose à faire, non non, ça n’a rien à voir. Il n’y a pas d’occupation qui permette d’arrêter l’ennui. L’ennui, ça c’est un univers derrière le monde. Les occupations n’ont rien à voir avec l’univers. Elles n’ont pas d’univers…les enfants le savent, les adultes voudraient occuper les enfants mais les enfants ne veulent pas d’occupation. Quand ils jouent, ils ne jouent pas pour s’occuper, ils jouent pour jouer. Ils n’ont pas cette idée du temps à occuper. Leur temps est actif, ce n’est pas un temps à remplir, leur temps est une action. Quand les enfants s’ennuient, c’est actif, c’est un univers, si tu veux. Alors que les occupations ça n’a rien à voir, il n’y a pas d’univers.
- Tu veux dire qu’il n’y a pas de métaphysique de l’occupation ?
- Une métaphysique peut-être, mais pas d’univers, ce n’est pas la même chose. L’univers n’a pas besoin de métaphysique, la métaphysique peut se passer d’univers. Il n’y a pas d’univers parce que c’est limité, les petites choses se suffisent, elles ont un pouvoir attractif lié à cette suffisance, une véritable suffisance qui rassure. Un type qui va chez le dentiste pour s’occuper, il est rassuré, bien plus qu’un type qui fait de grandes choses et qui va tout de même chez le dentiste parce qu’il est obligé, parce qu’il a une douleur insupportable et qui n’est pas rassuré du tout. Celui qui fait une œuvre, il n’y va pas pour l’entretien, chez le dentiste, il y va à cause de la douleur qui est devenue si insuportable qu’elle l’empêche de travailler, il y va pour pouvoir continuer cette grande chose qu’il doit faire sans avoir mal aux dents, parce que le mal aux dents est un obstacle.
- Le mal aux dents est soit une occupation, soit un obstacle…
- Voilà, en fait celui qui dit “je ne peux pas faire de grande chose parce que je vais chez le dentiste”, celui-là est un menteur. Si ça l’occupe, d’aller chez le dentiste, c’est que le dentiste est devenu une attraction, le dentiste attire son cerveau, il organise son agenda, il devient un petit projet, et le petit projet devient un véritable style de vie.
- Tu veux dire que les occupations ont du style ?
- Oui, c’est ça, elles ont une beauté ordinaire très attirante… alors tu me demandais ce que je fais depuis que j’ai fini, voilà, je suis pris par le style du dentiste, du coiffeur, des courses, cirer mes chaussures, faire des gâteaux. Tout ça c’est un style de vie…
- Tu fais des gâteaux ?
- Oui j’aime bien faire des gâteaux. Je fais des gâteaux en écoutant la radio. Je peux passer des après-midi à faire des gâteaux compliqués, j’ai mes recettes, j’élabore.
- Faire des gâteaux ça peut être un art, pour le pâtissier c’est parfois un art, une grande chose, justement…
- Bien sûr, comme écrire ou peindre ou jouer du piano peuvent être des grandes choses. Pourtant la plupart du temps c’est une occupation. Souvent ce sont des grandes choses pour les hommes et des occupations pour les femmes, mais parfois c’est le contraire, ça arrive. Faire des gâteaux, pour moi c’est une petite chose, une occupation. C’est l’objectif qui diffère. Quand il n’y a pas d’objectif, c’est une occupation. Je suis comme un retraité. Les retraités, ils en ont fini avec les objectifs, ils s’occupent. Les retraités ont des occupations. Ils sont aux aguets à propos des courses, des rendez-vous chez le médecin, chez le coiffeur, des concerts, des expositions, il s'occupent aussi beaucoup de la nourriture, pas tous, mais enfin souvent, ça les intéresse de manger, et aussi la télé, ils aiment bien savoir ce qui va passer à la télé, ils achètent le programme de télé, ils s’impliquent dans la télé. Leurs occupations deviennent de grandes choses, pour être au moins en petit rapport. Par exemple avec les commerçants. Un jour ils n’ont tout de même plus de rapport. Ils ne servent vraiment plus à personne. Parfois, pas toujours mais parfois, ils sont même contents de ne plus servir. Ils ont fini de servir. C’est la puissance des vieux. Mais on ne peut pas être vieux avant l’âge, on est dans les obligations de rapport. On doit servir !
- Donc pour toi, être en rapport, c’est pour servir. Tu ne vois pas de rapport en dehors du service ?
- C’est le problème principal du rapport. Dans la société marchande. Parce qu'il y a peut-être eu d’autres sociétés qui fonctionnaient autrement. Certainement qu'il y en a eu et qu'il pourrait y en avoir plus tard, un jour. Mais la société marchande, on dirait bien que c’est une société de services, alors forcément, une société politique. Parce que le service est politique, il concerne les choses, mais il concerne aussi les gens à travers les choses, ça pose le problème du pouvoir. Il y a une chanson de Bob Dylan, où il dit “you’re gonna have to serve somebody”. Tu connais, peut-être…
- Oui ça me dit quelque chose…
- Bon c’était une période où Dylan s’était mis à l’Evangile. Ça donnait des choses étranges. Son album Slow train coming est un album de cette période bizarre de Dylan converti, enfin c’est tout de même Dylan. Après ça lui a passé. Il y a donc cette chanson, you're gonna have to serve somebody. La première fois que j’ai entendu cette chanson, elle était en générique de fin d’un épisode de la série Soprano, tu sais la fameuse série sur la mafia dans le New Jersey. La chanson prenait un sens très particulier après cet épisode des Soprano, dans la mafia il y va de ta vie, chaque fois qu’un type refuse de servir on sait qu’il va mourir, il est condamné, la mafia fait du service une fatalité, mais enfin la mafia n’invente rien, elle met simplement en évidence la société de services. Toutes les dominations se cachent derrière les échanges de services…
- Il n’y a pas de service qui ne soit pas une domination… C’est ça ?
- C’est plutôt que la domination use du service pour s’exercer sans que les gens y trouvent à redire. Les gens disent rien la plupart du temps. C’est très rare que les gens disent quelque chose, ils sont partie prenante, ou alors ils sont résignés. Pas tous, mais vraiment beaucoup de gens.
- Pourquoi ils seraient résignés ?
- Je ne sais pas, peut-être que c’est une question de sens de la vie. Quand on est dans l’échange de service, on règle du même coup la question du sens de sa vie. Alors c’est un grand problème qui disparaît. Les gens sont contents quand ils n’ont plus cette question, il n’ont pas le temps, ils sont pris dans les services, il y a la grande chaîne des services. Celui qui se fait servir doit servir aussi quelqu’un, comme dit la chanson. Je pense à Dylan parce qu’il y a servir, comme réalité .
- Ça veut dire quoi servir comme réalité ?
- Je ne suis pas spécialiste mais j’ai l’idée que c'est la langue, l’américain est une langue de la réalité. Pas l’anglais, l’anglais c'est beaucoup plus abstrait. Ça se voit par exemple avec l’usage de la métaphore. Un écrivain américain, il ne place pas la métaphore au-dessus du réel. Les métaphores anglaises sont une manière d’échapper au réel, ce sont des envolées, les américaines, au contraire, elle viennent plaquer à terre tout ce qui aurait tendance à s’envoler. Tu peux toujours essayer en américain, de voler avec les anges. L’ange américain, il décollera pas, sauf si c'est un ange à moteur. L’ange, c’est du matériel. C’est un langage matériel. Enfin c’est une idée que j’ai… un cliché peut-être. Souvent les clichés donnent le sentiment de comprendre quelque chose.
- Tu veux dire que servir c’est un rapport matériel ?
- Oui servir c’est concret. Tu es en rapport, tu dois servir quelqu’un. Tu sers à quelque chose pour quelqu’un, en général ce rapport se paye et quand il ne se paye pas c’est souvent suspect. Le rapport le plus parfait, c’est la passe. La passe, c’est un rapport très clair, tu payes comptant, direct, sans te raconter d’histoire, c’est le commerce. La passe, c’est le rapport parfait, tu ne racontes pas d’histoires sur l’amour sans payer, la passe, vraiment c’est honnête et droit. Il faudrait inverser la norme. Que tous les rapports soient des passes et on verrait que les gens se parleraient mieux… l’amour ne servirait pas d’excuse aux obligations de service. En même temps c’est difficile. Je parle de la passe, mais il a a aussi la contrepartie de la passe, c’est l’obligation de toucher. Il faut vraiment pouvoir toucher les gens, et aussi être touché. C’est pas tout le monde qui peut toucher et se laisser toucher. Les gens, je veux dire comme ils sont, les gens nus, sans rien, il faut être sacrément humain…
J’ai compris que l’entretien était terminé car je ne me regardais plus, je regardais par la vitre les voitures du boulevard, comme si j’allais y trouver une vie à suivre qui soit plus humaine que la mienne. J’ai vérifié l’enregistrement, c’était parfait, je ne voulais pas abuser davantage de mon temps, je me suis demandé si je souhaitais boire autre chose mais j’ai refusé, j’étais pressée, je devais partir assez vite, j’avais rendez-vous à onze heures trente chez le dentiste.
- Alors merci beaucoup…
- Merci à toi.