Au retour du Kenya, j'avais compris que la politique de protection des espaces naturels n'avait pas seulement bénéficié aux animaux sauvages, mais aussi à l'agrobusiness. L'interdiction de la chasse avait favorisé l'abandon des parcelles agricoles par les paysans les plus pauvres, ceux qui étaient les plus directement concernés par le passage dévastateur des éléphants sur leurs terres. Les saccages de récoltes et parfois la mort d'un enfant ou d'un frère avaient arrangé les affaires des grosses sociétés de production agricole intensive, lesquelles réunissaient les parcelles cédées au prix le plus bas afin de faire pousser des avocats et des tomates sur des centaines d'hectares et les vendre sur les marchés d'Europe. La relation du chasseur massaï à l'éléphant, détruite par le safari, a finalement permis à une poignée de criminels de convertir le Kenya à l'agriculture intensive et de tuer impunément des éléphants pour le plaisir de se faire photographier devant leur dépouille. Les combats pour la protection des animaux, si nécessaires et nobles soient-ils, étaient finalement encore une occasion d'asservir l'Afrique. J'ai écrit le rapport en trois jours, sans m'appuyer sur mes notes de terrain qui n'étaient que des bribes de conversations attrapées à la volée dont je ne pouvais rien faire, ni sur les photos que j'avais prises, qui ressemblaient à ces photos de touristes, mélange de stéréotypes culturels sur la vie dans la nature et de vie sauvage pétrifiée pour l'image. J'avais exposé en trois chapitres les trois temps d'une spoliation bien orchestrée, premier temps, créer un rapport industriel avec l'animal grâce aux safari, deuxième temps, convaincre l'État de protéger les espèces et interdire les meurtres d'animaux sauvages, troisième temps, lutter contre le braconnage, faire venir les touristes pour les safari-photo, et faire fuir les petits agriculteurs.
Je n'ai pas voulu garder de relation avec les Français qui partageaient pourtant avec moi une certaine idée de l'écologie, du respect des espèces, et surtout un refus de l'esthétisation de la savane par la balade en biplan parmi les oiseaux et le thé servi dans la porcelaine bone china de Chelsea. Nous avions en commun le refus de cette Afrique romantique, version américanisée du roman de Karen Blixen dont nous avions juré qu'il ne pourrait jamais nous contaminer l'esprit, tant nous refusions le propos, pourtant si puissant, de cette romance où le soleil qui flamboie derrière la silhouette élégante et fragile des arbres secs ou celle d'un guerrier massaï n'est que le superbe décor d'un amour intense. Mais Out of Africa coulait dans nos veines et nous ne voulions pas le savoir. La conscience mise à nu de ce qui conditionne encore et toujours nos actes les plus ordinaires aurait entravé notre plaisir de profiter d'une vie de blanc puisque nous étions tous plus riches et plus puissants ici qu'en Europe, et heureux de n'être pas, nous, Français, responsables de la colonisation spécifique et brutale de ce territoire magnifique. Avec presque rien au Kenya, n'importe quel Européen vit bien. Les Droumont-Bessac et les Rosemond, deux couples qui organisaient des safaris vidéo dans la réserve de Massaï Mara, excellents conducteurs de 4X4 et analystes expérimentés des déplacements d'espèces protégées et de troupeaux géolocalisées, amis avec les chefs de village et les garde-chasse, toujours prêts à intercéder pour tel ou tel auprès du Mtaa ou du Wilaya pour obtenir une accréditation un peu trop longue à venir, avaient décidé de ne plus s'intéresser au détail des avilissements quotidiens qu'ils contribuaient à perpétuer et auxquels n'importe qui finit par s'habituer. À mon arrivée au lodge, je ne pensais ne pas pouvoir rester plus qu'une semaine chez les Rosemond, qui étaient, comme je l'écrivais régulièrement à mon frère, de vrais connards, mais au bout de quelques mois, je n'avais plus que la trace d'un dégoût dont je ne percevais plus exactement les contours ni la cause précise, et je commençais à trouver des qualités aux Rosemond. Nous avions des goût communs, ils écoutaient Ligeti et Bob Marley, ils avaient de la très bonne herbe, ils parlaient moins souvent anglais que swahili, ils vénéraient Conrad, ils ne se plaignaient pas du climat et respectaient les Massaï, il ne pouvaient donc pas être complètement d'absolus connards. Et puis ils étaient sympas. J'essayais donc de les aimer vraiment bien et j'y parvenais.
C'était plus difficile avec les Bessac. Lydie Bessac avait assez vite apprécié "la petite vie entre Francophones", comme elle aimait à dire à la fois contre les Anglais d'hier et les Américains d'aujourd'hui, et pour se différencier subtilement des Massaï, dont la présence la faisait souffrir parce qu'elle ne comprenait pas leurs yeux. Lydie lisait dans les yeux francophones, mais pas dans les yeux massaï. Si un Francophone était fatigué, Lydie regardait ses yeux et disait "Vous, dites donc, on dirait bien que vous êtes fatigué" et souvent c'était vrai. Mais elle ne lisait pas bien dans les yeux massaï, et après s'être trompée plusieurs fois en annonçant que l'un d'entre eux était fatigué ou malade ou malheureux, elle avait préféré renoncer à toute activité de lecture oculaire en dehors de la francophonie. Dans les premiers temps, je ne comprenais pas chez elle ce goût affiché pour cette fameuse francophonie dont l'intérêt culturel ne consistait au fond en rien d'autre qu'un morbide entre-soi, celui-là même qu'elle avait tant critiqué quand elle trainait avec les écolos juste après avoir abandonné sa licence de maths. Elle avait voulu venir en Afrique pour vivre autrement et elle avait commencé à vivre, en effet, autrement, d'abord dans le quartier de Lavington avec les autres expats, où elle apprit que la douceur de vivre à Nairobi ne peut malheureusement pas être pour tout le monde. Un apartheid sans autre loi que le désir grégaire de se protéger mutuellement de la criminalité du centre ville, se pratiquait bien au-delà de ce quartier fortifié par les alarmes et les grilles épaisses, de celles qu'on voit aussi à Paris et dans toutes les cités où l'hospitalité se heurte à la peur de la violence pauvre, et ne la choquait plus, ou plus assez pour y réfléchir. D'ailleurs elle ne réfléchissait plus depuis qu'elle avait trouvé une bonne raison de vivre entre francophones : En Europe, les Africains eux aussi sont entre eux, ils s'entraident alors pourquoi pas nous ? C'était sa phrase, qu'elle avait transporté de Nairobi jusqu'aux lodges du parc national, où elle avait suivi son Docteur Daktari, alias Frédéric Drumont, véto spécialisé dans les grands mammifères, qui sut la convertir aux joies du tourisme écoresponsable. Elle sortait souvent cette phrase, quelque fois avec des petites variantes. La première fois que je l'avais entendue la dire en entier, presque déclamée, c'était pour convaincre une jeune vétérinaire sans frontières de venir chanter à la soirée karaoke chez les Rosemond. Docteur Daktari venait de finir d'humilier sa jeune collègue venue soigner les vautours intoxiqués par les pesticides et dont l'intention était bien de s'attaquer à l'industrie phytosanitaire défendue par l’Institut Tegemeo de politique et de développement agricoles, et lui faire remarquer sa petite taille, la grande taille du Kenya, l'immense taille de l'Afrique et la taille gigantesque de l'Agrobusiness. Docteur Daktari avait peut-être trop bu ou alors il était incapable de supporter l'insolence politique d'une jeune folle encore pas désabusée, quoiqu'il en soit il ne fallait pas de conflit en brousse, mais de l'entraide,"les Africains s'entraident bien quand ils sont chez nous (chez nous !), alors on peut tout de même chanter ensemble". La dernière fois que Lydie a redit son argument, c'était le jour de mon départ, quand elle a glissé 10 000 shillings dans la poche de mon sac à dos. "Les Africains eux aussi s'entraident alors tiens, prends et ne dis pas merci, c'est normal", après elle avait serré mes mains dans les siennes comme font les chefs d'État pour les caméras.
Je suppose que Lydie est toujours décoratrice de chambres à touristes, elle a, dit-elle, "le goût africain", ce qui veut dire qu'elle connait assez les Européens pour satisfaire, grâce au choix des matières, des coloris et d'un mobilier simple, leur soif d'art premier réifié, tandis que son Daktari est toujours à opérer en blouse blanche dans "sa savane", comme elle le lui reproche par jalousie de convention. Il vit ainsi entouré d'animaux blessés par les enfants mal élevés de très riches salopards ou par les braconniers, ces prisonniers économiques de l'autre business qui dévaste l'Afrique de l'est sur les lieux mêmes de sa protection.
Maintenant le premier qui parle de ce concerto pour clarinette de Mozart
(Voyages sans bouger d'ici, extrait)