“Si nous voulons poser des problèmes de façon rigoureuse, précise et apte à soulever des interrogations sérieuses, ne faut-il pas aller les chercher dans leurs formes les plus singulières et les plus concrètes ? il me semble qu’aucun des grands discours qu’on a pu tenir sur la société soit assez convaincant pour qu’on puisse lui faire confiance. D’autre part, si l’on veut vraiment bâtir quelque chose de neuf ou, en tout cas, si l’on veut que les grands systèmes s’ouvrent enfin à un certain nombre de problèmes réels, il faut aller chercher les données et les questions là où elles sont. Et puis je ne pense pas que l’intellectuel puisse, à partir de ses seules recherches livresques, académiques et érudites, poser des vraies questions concernant la société dans laquelle il vit. Au contraire, l’une des premières formes de collaboration avec les non intellectuels est justement d’écouter leurs problèmes, et de travailler avec eux à les formuler : que disent les fous ? quelle est la vie dans un hôpital psychiâtrique ? quel est le travail d’un infirmier, comment réagissent-ils ?” (Michel Foucault, Dits et écrits, 1980, Quatro Gallimard, p. 903.)
Je me demande ce qu’il a voulu dire, Michel Foucault, quand il parlait de poser des problèmes de façon rigoureuse. Est-ce qu'il voulait dire qu'il y a beaucoup de problèmes posés n’importe comment ? Et qu’est-ce qu’il a voulu dire par interrogations sérieuses ? Qu’il y a des interrogations pas sérieuses, des interrogations qui n’interrogent rien du tout ?
Et si les interrogations n’interrogent rien, est-ce que les réponses répondent quelque chose ? Est-ce que les réponses peuvent savoir ? Est-ce que les réponses sont dans le savoir qu’on appelle aussi la culture ?
Est-ce qu’il y a des réponses dans la culture, en général ? Une culture générale qui répondrait plus ou moins à tout, qu’il faudrait avoir pour ne pas avoir de problèmes et pas de questions à se poser ?
Pourquoi est-ce qu’il faudrait aller les chercher, les problèmes ? Est-ce qu’il faut aller chercher ces problèmes qui posent des interrogations, alors qu’il y a un tas de problèmes disponibles qui n’interrogent pas trop ?
Par exemple il y a ce problème des droits de l’homme. On pourrait dire que les droits de l’homme c’est du grand discours, et se demander s’il faut encore faire confiance à ce discours. Deleuze est d’accord avec Foucault, souvent plus c’est grand, les discours, plus c’est vide, et moins c’est en rapport avec les problèmes rigoureusement posés et les interrogations sérieuses. Il dit que les problèmes de la philosophie c’est concret, mais que les droits de l’homme c’est du pur abstrait, de la pensée molle, alors les droits de l’homme, si on veut s’en occuper, mieux vaut éviter leur généralité, laisser tomber les droits de l’homme comme pur abstrait, et regarder d’abord les situations.
Jean-Marie Delarue c’est ce qu’il fait. Depuis juin 2008, il est contrôleur général des lieux de privation de liberté. Son travail consiste à vérifier le respect des droits fondamentaux des personnes, qui sont, parmi les droits de l’homme, ceux qui s’imposent le plus fortement aux Etats. Ce contrôle n’est pas un contrôle qui s’exercerait sur une société de contrôle pour voir si tout est bien contrôlé, mais c’est un regard extérieur qui doit témoigner des conditions de vie dans les prisons et les hopitaux psychiatriques. Le contrôleur général, c’est quelqu’un qui voit et qui dit ce qu’il voit alors que le silence est la règle : “la maladie mentale, la prison, restent des lieux maudits dont il vaut mieux ne pas parler”, dit Jean-Marie Delarue, mais lui il veut parler pour ceux qui ne peuvent rien dire, il dit que “s’il faut insister pour dire la vérité, eh bien on insistera”. Ça fait penser à la ce que dit Deleuze des écrivains, que les écrivains écrivent pour les gens, mais pour les gens c’est pas pour les lecteurs, c’est avec, ou à la place des gens qui n’écrivent pas, qui n’ont pas la parole. Il dit que les écrivains cherchent à parler une langue qui est celle des gens sans langage…Foucault serait d'accord aussi, quand Jean-Marie Delarue explique que les droits fondamentaux des personnes, “c’est pas des mots à inscrire en lettres dorées au fronton des édifices publics, c’est des choses très concrètes, c’est pouvoir s’exprimer, pouvoir pratiquer une religion si on en a une, pouvoir recevoir du courrier sans qu’ils soit confisqué au passage, pouvoir s’exprimer à peu près dans le calme, voilà, c’est ça les droits fondamentaux, sans compter le fait de ne pas subir de violence, d’être traité sur le plan sanitaire comme il convient, mais… ce sont des choses extrêmement simples de la vie quotidienne. Je ne voudrais pas qu’on solennise ces droits fondamentaux.” Les choses extrêmement simples de la vie quotidienne décident de ce que nous pouvons devenir, de qui est quelqu’un et de qui n’est rien du tout. Le travail que fait Jean-Marie Delarue est un travail de refus de l’abstraction juridique. Le droit c’est très concret, c’est le droit des personnes à être quelqu’un.
Dans son journal de l’année 1942, le philologue Victor Klemperer se fait cette remarque : “il est étonnant de voir avec quelles capacités intellectuelles, étroitement limitées, j’ai fait ma carrière. (Tout aussi étonnant : avec si peu de connaissances spécialisées !)”
Les capacités intellectuelles étroitement limitées de Klemperer lui ont permis de résister au pouvoir national-socialiste, de résister d’abord physiquement, au sens de rester en vie. En vérité, Klemperer n’avait pas d’autre possibilité que d’utiliser ce que son intelligence avait le mieux développé : une vigilance à propos des transformations de la langue. Son manque de connaissances spécialisées aura poussé Klemperer à inventer un exercice mental de survie, un exercice quotidien d’analyse du langage courant, avec cette idée qu’un jour il en ferait un livre dont il avait déjà le titre : LTI, Lingua Tertii Empirii, La langue du IIIe Reich. C’est une chose incroyable que cette résistance intellectuelle de Klemperer, et cette résistance physique de Klemperer grâce au travail intellectuel, par l’usage quotidien de ses capacités étroitement limitées, tout ça en vue de ce livre qu’il imagine, que personne ne peut ni vouloir ni commander ni attendre.
Ce mot, intellectuel, qualificatif pour Klemperer, substantif pour Foucault, concerne des situations différentes, mais ces situations, pour l’un comme pour l’autre, sont tout ce qu’il y a d’instable. Ils ont en commun des projets de livres que personne n’attend.
Klemperer, de situation il n’en a pas, il a perdu ses étudiants, ses collègues, son poste, sa bibliothèque. Le travail intellectuel de Klemperer est un travail de survie sans gloire ni salaire. La faiblesse est sa marque et la misère est sa condition. Pour Foucault, l’intellectuel est une personne qui a une fonction dans la société mais résolument pas de position, parce que s’il est surtout occupé à des recherches livresques, académiques et érudites, ces recherches sont en rapport avec ce qui n’est ni écrit ni lu. Bien sûr, il sait bien que l’intellectuel va écrire des livres, il est celui qui a des livres en projet, mais écrire des livres demande de laisser les livres.
Il faut être étroitement limité, être pour ainsi dire sans culture pour “poser les problèmes de façon rigoureuse”… et se trouver personnellement sans position pour être disposé, un peu inadapté, comme on dit à côté de la plaque, il faut être un peu fou pour soulever des interrogations sérieuses.
Mais être fou, même un peu seulement, on ne peut le souhaiter à personne. Les gens sont pas fous, ils veulent pas souffrir, ils préfèrent être adaptés et avoir une situation, et il veulent pas être étroitement limités, ils préfèrent avoir de la culture. La culture des gens qui écrivent les livres pour lesquels ils sont payés et les capacités étroitement limitées de ceux qui imaginent des livres pour lesquels forcément ils payent, ce sont deux mondes séparés, deux manières de voir qui ne peuvent pas être d’accord. On ne peut pas être en même temps riche et pauvre, en bonne santé et malade, enfant et vieillard, on ne peut pas savoir les réponses et inventer les questions. On peut seulement parfois connaître tous ces états successivement, quand on ne reste pas en place. Les gens qui ne restent pas à leur place, ceux qui sont à côté de la plaque, ce sont ceux-là qui posent des problèmes. Peut-être que c’est ce que veut dire Foucault, que pour poser des problèmes, il ne faut pas rester à sa place, et que changer de place, ce serait la seule manière de voir les choses autrement. La seule manière de ne pas être mort. Mais c'est difficile à croire, parce que la vie sans un endroit fixe pose des problemes de droits de l'homme extrêmement simples, de la vie quotidienne.