Ceci est un carnet de recherche. L'original est à retrouver ici.
En octobre 2023, me baladant sur un Twitter (devenu X) plein de violence, de peine et d’espoir pour les femmes, les minorités de genre et les queers malgré tout, je suis tombée sur une interaction qui m’a frappée. Je travaille depuis maintenant 4 ans sur le discours et les violences sexistes et sexuelles : #MeToo d’abord, le procès Depp v. Heard ensuite, et aujourd’hui tout un tas de discours testimoniaux et préventifs.
J’ai donc vu, lu, analysé de nombreux énoncés, notamment des tweets. Mais celui-ci était particulier. J’avais beau avoir examiné des interactions où des femmes témoignent de viols subis sans les nommer, où d’autres les nomment pour elles, ou où d’autres encore s’opposent à des catégorisations minimisantes ou hiérarchisantes, le cas de figure que j’ai aperçu ce jour-là me laissa intriguée. Dans le cadre d’une communication donnée dans le séminaire de ma directrice de thèse, j’ai proposé d’analyser cette interaction de quelques tweets.
Ce billet, qui n’est pas un article car j’avoue avoir la flemme de m’investir plus et d’écrire un cadre théorique et méthodologique plus poussé que ce que vous lirez ci-dessous (mais qui est chouettos quand même !), est donc une extension d’une première analyse succincte faite presque à chaud. 10 mois plus tard, à la lecture d’une thèse que j’attendais avec impatience, celle d’Alexane Guérin, en sciences politiques, je me replonge dans l’analyse de cet extrait, que j’ai pu redécouvrir via le concept de « viol ordinaire » que la chercheuse, toute jeune docteure, théorise dans son travail. Je la remercie donc pour ces près de 700 pages qui ont fait murir ma réflexion et qui, sans nul doute, m’aideront grandement dans le cadre de ma thèse !
L’interaction, qui se déroule en anglais, est traduite par mes soins. Je fais le choix de proposer des captures d’écran sans anonymiser les participantes. D’abord car deux d’entre elles sont sociologues, ensuite car la troisième locutrice évolue sous pseudonyme sur le réseau social. Ensuite car l’interaction est toujours en ligne à ce jour et que les trois comptes sont publics. Enfin car les identités déclarées et agissantes (je renvoie aux travaux de Fanny Georges) des locutrices participent de la production de sens, du contexte et de mes analyses. L’interaction est construite comme suit :
(A) 1) Les violences sexuelles perpétrées lorsque la victime est endormie sont vraiment, vraiment plus fréquentes que ce que la plupart des gens pensent. J’ai interviewé tellement de femmes qui se sont réveillées avec un petit-ami, un membre de leur famille ou un ami proche en train de les agresser sexuellement. 2) Cette semaine, j’ai posté à propos du rôle de l’alcool dans ce type de cas. Mais la plupart du temps, tout le monde est absolument sobre. Surtout lorsque l’agresseur est un conjoint ou un parent. (Parce que la véritable cause de la violence sexuelle c’est la misogynie de l’agresseur, pas l’alcool.) 3) Et le truc le plus déstabilisant, c’est que beaucoup d’agresseurs ont été à proximité des victimes pendant qu’elles dormaient de très nombreuses fois. C’était sans danger jusqu’à ce que ce ne le soit plus. Et la victime n’a aucune idée de ce qui a changé. Et ça peut rendre impossible le simple fait de se sentir en sécurité pour dormir avec de n’importe qui. 4) Pense à ce que ce serait deux secondes. De ne jamais se sentir safe de dormir à côté d’un conjoint. Ou pendant des vacances quand tu as de la famille en ville. Ou si tu vis avec un colocataire parce que tu ne peux pas te permettre de vivre seule. C’est un fardeau si lourd que de sentir que ce n’est jamais sans danger de se reposer. (thread cité, 03/10/23)
(B) Occurrence régulière mais c’est mon mari et je ne proteste pas. Je fais juste semblant de dormir, une fois qu’il m’a réveillée, je le suis en quelque sorte/de toute façon. Est-ce que c’est une agression sexuelle ? Ce n’est pas ce que je qualifierais d’agression sexuelle mais à présent je me questionne. Un avis ? (tweet citant le thread (A), 03/10/23)
(C) De manière hypothétique, si Amber Heard avait décrit cette même expérience, comment comprendrais-tu ce qu’elle a vécu ? Considérerais-tu que c’est approprié pour Amber de considérer cela comme une agression sexuelle ? (réponse au tweet (B), 03/10/23)
(D) Ouais, je pense. (réponse au tweet (C) et clôture de l’échange, 04/10/23)
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Dans une première partie, je recontextualise l’échange dans un féminisme post-#MeToo (sic.), où se déroule le procès Depp v. Heard, et dans un Internet où la sociologie féministe se déploie.
Je propose ensuite une définition de la culture du viol, qui complexifie nettement le travail de qualification des violences sexuelles pour les victimes.
Dans une troisième partie je présente le concept de « viol ordinaire » d’Alexane Guérin et les enjeux qu’il engendre pour la catégorisation. Enfin, j’analyse en détails l’interaction, que je nomme pour l’instant co-catégorisation via une stratégie de délégation hypothétique pour autrui.
Recontextualiser l’échange : #MeToo, le procès Depp v. Heard et la sociologie féministe
Avant d’analyser en détails l’échange dont je fais l’étude de cas, il me semble important de le recontextualiser dans son contexte de production. Trois éléments apparaissent ainsi fondamentaux : son ancrage dans le « post-#MeToo », son ancrage dans le procès Depp v. Heard, et l’expansion d’une sociologie féministe sur les réseaux sociaux numériques, Twitter en tête de file.
L’échange, une interaction qui concerne la qualification d’un micro-récit témoignage de viol, s’inscrit dans le sillage de #MeToo, mouvement dit de « la libération de la parole des femmes » (Trovato 2023a) où des millions des victimes de viol, agression et harcèlement sexuel ont pris la parole et témoigné des violences sexuelles subies en 2017, suivies selon les vingtaines de vagues, que j’appellerai aujourd’hui secousses, d’hommes, et de victimes d’inceste, qui ont témoigné à leur tour. Le but de #MeToo était non seulement de faire montre de l’ampleur des violences sexuelles dans le monde, mais aussi de proposer un contre-discours à la culture du viol, en soumettant, via le témoignage comme acte de langage, de nouvelles définitions incarnées du viol, de la victime et du violeur (Trovato 2024).
Ce mouvement féministe militant a reçu un backlash antiféministe, masculiniste, voire simplement misogyne. C’est dans ce retour de bâton que s’ancre le procès Depp v. Heard (Moro & al. 2023), le procès en diffamation qui opposait Johnny Depp à son ex-épouse Amber Heard. L’acteur accusait l’actrice d’avoir ruiné sa carrière en le diffamant, dans une tribune qu’elle a rédigé dans le Washington Post, où elle se disait victime de violences, sans pour autant le nommer en tant qu’agresseur. Après un premier procès en diffamation à Londres en 2020, où Depp a perdu (et a donc été reconnu conjoint violent aux yeux de la justice britannique), le procès de Fairfax, en Virginie (USA) a été tout autre. Retransmis en direct à la télévision étasunienne et sur YouTube (ou Twitch) et donc commenté sur les réseaux (Twitter et TikTok notamment), le procès a été consommé et produit comme une téléréalité, un documentaire True Crime, bref, un divertissement basé sur les ressorts de l’apprenti détective en ligne (Trovato 2023b) et le banal de la violence conjugale a été mis en scène comme un spectacle, apprécié des téléspectateurs dans le monde entier. Les internautes se sont alors divisés plus qu’ils ne l’étaient déjà concernant cette affaire : d’une part les pro-Depp, largement masculinistes (parfois d’extrême droite…) et de l’autre les pro-Heard, majoritairement féministes.
Se sont déployés sur les réseaux une infinité de discours de haine, dissimulés par l’humour, les memes et la culture du LOL, et de discours misogynes. Aux yeux de la justice, Heard a été reconnue coupable de diffamation ; aux yeux du public aussi. Pourtant, une minorité féministe a su expliciter les tenants d’une entreprise antiféministe sans précédent et à exposer une injustice, tant judiciaire que sociale. De nombreuses féministes ont œuvré pour démonter la défense de Depp, proposer de nouvelles lectures de pièces à conviction, et à démonter le narrative construit sur les réseaux sociaux dépeignant Heard en sorcière avide d’argent et manipulatrice (Trovato 2023b).
C’est dans ce cadre-ci que les locutrices de l’échange étudié ont interagi, et il me semble, se sont rencontrées (follow sur Twitter). L’échange est construit de la sorte :
un thread (Bedera, A) cité (Liberty, B) et deux réponses au tweet citant (Katz, C + Liberty, D).
Je présente les locutrices dans leur ordre d’apparition.
Dr. Nicole Bedera est une sociologue américaine spécialiste des violences sexuelles. Elle soutient une thèse au Royaume-Uni en 2021, intitulée Settling for Less: How Organizations Shape the Experience of College Sexual Assault. Sur son site Internet, elle se présente :
“Hi, I’m Nicole. I am a sociologist studying how sexual violence is much bigger than the people involved in a sexual assault. My work focuses on how social structures, organizations, and culture create a world where violence is predictable and ordinary. By identifying how violence is produced, I can identify interventions to make our society safer. Over the past decade, I have studied sexual violence in a variety of contexts, including college campuses and LGBTQ communities.” (https://www.nicolebedera.com/)
Sur Twitter, Bedera est très active, commentant une actualité concernant les violences de genre, proposant des analyses sociologiques et des réflexions, comme celle, concernant le viol sur une victime endormie, qui déclenche l’interaction étudiée. Elle est, à ce jour, suivie par plus de 37 000 personnes.
Dr. Emma Katz est, quant à elle, une sociologue anglaise spécialiste du contrôle coercitif (je renvoie aux travaux de Pierre-Guillaume Prigent et Gwénola Sueur). Sa thèse, soutenue en 2015, est intitulée Surviving Together: Domestic Violence and Mother–Child Relationships. Elle est presentée sur son site Internet comme :
“[…] the world’s leading academic expert on how coercive control harms children and mother-child relationships, and how these harms can be overcome. Emma’s approach to coercive control is strongly anti-victim blaming. Her work is based on an understanding that victims and survivors are ordinary people who were unjustly harmed.” (https://dremmakatz.com/about-emma-katz/)
Comme Bedera, elle est très active sur Twitter, propose des analyses sociologiques et a été une advocate particulièrement suivie dans l’affaire Depp v. Heard, relayant les analyses féministes produites par des militantes et militant elle-même pour Heard. Elle est aujourd’hui suivie par plus de 38 000 personnes.
Enfin, Liberty est une internaute suivie par 2 700 abonnés, dont Katz. Elle est une fervente supportrice d’Amber Heard, la majorité de son identité agissante sur le RSN lui est en effet consacrée. Son compte Twitter semble avoir été créé à l’occasion du procès de Fairfax, en mai 2022, et son profil renvoie, via un lien, à la lettre ouverte d’experts soutiens à Heard ( https://amberopenletter.com/). Sa biographie Twitter concerne elle aussi l’actrice : It’s our shared commom humanity that binds us… Amber Heard. #IStandWithAmberHeard. Le hashtag indexe clairement sa position d’advocate, tout comme sa photo de profil, qui à l’heure où j’écris, est une photo d’Heard. Je note aussi que j’ai plusieurs fois vu passer ses tweets lorsque je travaillais sur le procès pour mon mémoire de master en Info-Com, et, suivant moi-même Katz et Bedera depuis le début du procès, j’ai pu être témoin de plusieurs interactions entre elles le concernant. Aujourd’hui, Liberty est toujours très active sur Twitter, militante démocrate (elle soutient Kamala Harris dans la course présidentielle de 2024) et commentatrice de nombreux sujets sociétaux qui concernent les violences de genre en général, et Johnny Depp et Amber Heard en particulier. Elle continue ainsi de relayer des informations qui touchent aux célébrités et aux potentielles suites du procès.
La présentation des trois locutrices de l’échange, ainsi que son inscription dans un réseau social qui a été le lieu de prédilection de #MeToo et de l’observation du procès Depp v. Heard, permettent de recontextualiser l’interaction pour comprendre ce qui s’y passe.
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La culture du viol : le mythe stéréotypé et hégémonique du « vrai viol »
Pour comprendre la difficulté de l’entreprise de qualification des violences sexuelles, je propose désormais de revenir sur la culture du viol, pierre angulaire de la compréhension sociale du phénomène de viol. La culture du viol est un concept issu de la sociologie féministe, forgé dans les années 1970 aux États-Unis, popularisé en France notamment par l’essayiste Valérie Rey-Robert (2019). Plusieurs définitions co-existent dans la littérature scientifique, principalement anglophone, mais peu de travaux s’intéressent réellement à ce qu’est la culture du viol, d’un point de vue sociologique, anthropologique ou encore linguistique. Je propose de penser la culture du viol à partir de trois définitions. Pour Jan Jordan, criminologue australienne, « To say we have a rape culture is to recognise the range of social preconditions that exist that make the prevalence of rape an understandable, even logical, feature of our society. (2023 p.14)
Alisa Kessel, chercheuse en sciences politique, définit le concept comme
“a set of intersubjective and collectively reproduced myths, discourses, and practices that individuals use to assign interpretations of rape victimhood and perpetration, innocence and guilt, and power and powerlessness that, in turn, reproduce a culture that normalizes rape and other sexual violence as an effective (though outwardly condemned) way to reinforce relations of subordination.” (Kessel 2022 p.132)
On lit dans ces deux définitions la place des discours et des pratiques, des représentations et des idéologies qui forgent une société où le viol est normalisé, compréhensible voire logique. On retrouve également l’idée de Susan Brownmiller qui voyait dans le viol un instrument de contrôle et de subordination des femmes par les hommes, permis entre autres par la peur, voire la menace, constante et latente du viol.
La définition qui m’intéresse le plus, et l’une des rares qui ont fait écho à mes propres réflexions sur la question, est celle proposée par Emily Tilton, philosophe féministe. Elle part de la littérature sur les mythes sur le viol (Burt 1980, Lonsway & Fitzgerald 1994), dont elle critique le contenu : selon elle, les mythes sur le viol ne fonctionnent pas seulement en minimisant le viol (les mythes qui refusent l’existence même du viol, qui justifient le comportement du viol, dénient la gravité du viol, etc.) mais bien en, dans le même mouvement, catastrophisant le viol. Ainsi :
“A catastrophized conception of rape only works to make those cases we deem non-catastrophic difficult to conceptualize as rape. There are, however, cases that we readily recognize as catastrophic; these cases will not be rendered implausible by a catastrophized conception of rape. Whether a case is plausible will depend in large part on whether we are capable of seeing the accused as monstrous (recall: if the accused isn’t monstrous, we may be led to an exonerating modus tollens inference).” (Tilton 2022 p.15)
On se retrouve donc avec des viols qui ne sont pas des viols puisque il y a viol et viol. La catastrophisation du viol (un processus raciste qui vise à punir les agresseurs racisés de façon extraordinaire) induit donc la minimisation des autres viols, jugés moins graves voire inexistants. Selon la philosophe, ce double processus minimisation/catastrophisation est un point important de la culture du viol, en cela qu’il modifie la perception même du viol et les ressources épistémiques à notre disposition pour en rendre compte :
“contemporary rape culture tolerates sexual violence against women not by cultivating tolerant attitudes towards rape, but by distorting our conceptual resources in ways that allow us to (wrongly) dismiss most rapes as not really rape. This explanation of how rape myths distort our epistemic resources explains how there is widespread, public disavowal of rape and that the vast majority of rapes are carried out with impunity: people fail to recognize that the vast majority of rapes are rapes.” (Tilton 2022 p.6)
Les viols qui font partie du script du « vrai viol » (un blitz rape, commis par un homme monstrueux et inconnu de la victime, avec violences et entrainant des séquelles tant physiques que psychiques) sont donc reconnus et condamnés socialement (parfois de façon très virulente), laissant tous les autres types de viol, et leurs victimes, de côté. Le stéréotype de la victime idéale ou de la bonne/vraie victime s’ajoute à celui du violeur monstrueux dans ces mythes sur le viol et empêche ainsi de penser toute autre forme de violence sexuelle et de victimisation. Alexane Guérin (2024) parle d’« ignorance active » des scripts sociaux du viol ordinaire (j’y reviens par la suite) et des autres viols face aux coûts sociaux de leur intégration dans les représentations partagées : punir tous les viols, ce serait punir tous les violeurs, même ceux qui ne sont pas monstrueux ; cela paraît aujourd’hui impensable.
La culture du viol nous laisse donc avec des « vraies » et des « fausses » victimes, mais aussi avec des victimes qui s’ignorent. Dans le cas des viols qui ne correspondent pas au stéréotype du vrai viol, notamment dans le cas des date rape ou des acquaintance rape (deux concepts forgés sur les campus étasuniens dans les années 1980), les victimes ne se pensent pas victimes :
“An unacknowledged rape victim is a woman who has experienced a sexual assault that would legally qualify as rape but who does not conceptualize herself as a rape victim. This type of victim is unlikely to report her experience to the police or to volunteer for advertised research seeking rape victims.” (Koss 1985 p.195)
Le viol conjugal sur une conjointe endormie : un cas de « viol ordinaire »
Définir le « viol ordinaire »
On voit ici la nécessité de construire des représentations, en opposition totale avec la culture du viol, permettant aux femmes de se sentir et de se dire victime, ainsi que, tout simplement, de conceptualiser le viol sous d’autres formes que la représentation hégémonique aujourd’hui encore en vigueur. C’est ce que fait la sociologue Nicole Bedera dans le thread qu’elle publie sur Twitter et qui entraine l’échange que j’analyse dans la dernière partie. Elle propose une définition inclusive du viol et des violences sexuelles qui contient le viol perpétré par un conjoint (acquaintance rape, viol conjugal) lorsque la victime est endormie. Dans ce cas de figure, la victime ne peut en effet pas consentir et la « relation sexuelle » est qualifiée de viol (ou d’agression sexuelle, selon le type de faits). La redéfinition de Bedera inclut donc ce que la chercheuse Alexane Guérin a théorisé (brillamment) dans sa thèse de doctorat comme le « viol ordinaire » (Guérin 2024). Elle en expose les critères de définition :
« […] trois critères permettent d’identifier à chaque fois un script de viol ordinaire : le viol est commis dans une situation quotidienne (critère situationnel), il est commis par une personne qui fait partie de l’entourage de la victime (critère relationnel), et un rapport sexuel aurait pu être consenti (critère de l’intimité potentielle). Les viols ordinaires sont donc avant tout des scripts qui sont définis par les circonstances dans lesquels ils ont lieu : ils s’ancrent dans une situation quotidienne, ils sont commis par quelqu’un de l’entourage, et pourraient être des scripts sexuels si le rapport avait été consenti. » (Guérin 2024 p.65)
Dans le cas de Liberty, qui expose sa situation et demande de l’aide pour en faire une lecture cohérente, les critères de Guérin sont clairement identifiables. On comprend la quotidienneté par le thread de Bedera qui discute des viols ayant lieu la nuit lorsque la personne dort, ainsi que par le syntagme « occurrence regulière » (regular occurrence) qui illustre la quotidienneté non pas comme un état mais comme une temporalité de répétition. La proximité est évidente puisque l’agresseur est identifié comme le mari de la victime (« c’est mon mari », he’s my husband), ce qui implique également l’intimité potentielle entre les deux partenaires de vie.
Alexane Guérin rapproche le concept de viol ordinaire de celui de zone grise (Boucherie 2019), sans pour autant les confondre. Selon elle, il s’agit d’un continuum, mais là où la zone grise est définie par de l’auto-contrainte (la personne se force pour x et y raisons), le viol ordinaire est pour elle une « zone de reddition », où la victime subit sans accepter. Il s’agit alors de ce qu’elle qualifie d’« hétéro-contrainte » :
« La zone de reddition est marquée par l’hétéro-contrainte : le rapport sexuel n’est ni désiré, ni accepté, ni voulu. Toutefois, les scripts ne correspondent pas aux scripts de non-consentement dominants qui mettent en scène des résistances stéréotypées et dans lesquels la victime a répété son refus verbal de manière claire et distincte, elle s’est débattue dès le début et tout au long du viol, elle a hurlé et appelé à l’aide. La zone de reddition donne à voir d’autres types de scripts de non-consentement : la reddition renvoie à une capitulation de la personne concernée. Le résultat du processus n’est ni une concession (zone de compromis), ni l’acceptation de ce que préfère l’autre (zone de marchandage), mais la victoire de l’autre malgré la persistance du désaccord fondamental. » (Guérin 2024 p.129)
La chercheuse explique son choix lexical quant à l’adjectif « ordinaire », qu’elle emprunte notamment à la philosophe Sandra Laugier :
« L’ordinaire est tissé par un langage commun : c’est « le fait de pouvoir parler ensemble (qui) définit la forme de vie ordinaire ». Pourquoi alors qualifier le viol d’« ordinaire » ? Précisément parce que ces scripts de viols mettent en scène des individus qui partagent une forme de vie. La confiance qui lie les deux individus est à comprendre dans un sens social : si l’autre n’est pas considéré comme dangereux, c’est parce qu’il partage le même régime sémiotique, le même sociolecte. Pourtant, l’ordinaire est constamment menacé par la violence : il témoigne de la vulnérabilité du réel, et c’est cette vulnérabilité même qui fait de l’ordinaire un objet de description. Autrement dit, le viol commis n’ébranle pas l’ordinaire, ne rompt pas avec lui, mais s’inscrit dans cette vulnérabilité même de la vie ordinaire. C’est ce qui permet d’expliquer pourquoi dans chaque script de viol ordinaire présenté, une rupture n’a pas lieu soudainement après le viol : ce qui tisse l’ordinaire n’est pas immédiatement accessible, et doit être le résultat d’un processus réflexif. » (Guérin 2024 p.66)
L’absence de rupture avec l’ordinaire, avec le quotidien, avec l’intime, empêche la compréhension de l’expérience de viol. Ainsi, c’est donc parce qu’il s’inscrit dans cet ordinaire, ce banal de la vie quotidienne, dans la proximité avec l’autre, le conjoint, que le viol ne touche rien, ne change rien, et n’est parfois même pas discuté.
La théorisation du viol ordinaire semble donc bénéfique en tout point à la compréhension sociale et féministe du viol, en proposant un concept opératoire pour penser ces viols-là. Le point de vue de Guérin rejoint d’ailleurs celui de la linguiste et anthropologue Shonna Trinch qui propose d’inclure des représentations de viols qu’elle qualifiait de quelconques :
“So, while we should not abandon rape narratives that speak of pain, suffering, and serious, long-term psychological damage, perhaps we should see if there is any value in adding more mundane representations of rape to the spectrum of gender-related violence. “Mundane” is used here in the sense that these rapes themselves are common, everyday occurrences, especially since these are the types of rapes—acquaintance, date, and marital rape that most often occur. And “mundane” is used to refer to the ways that some women actually represent rape sometimes.” (Trinch 2013 p.302)
Violeur ordinaire, dû légitime et agentivité stratégique
Penser le viol ordinaire implique de penser le « violeur ordinaire » (Guérin 2024 p.273), ce que les témoignantes ont commencé à faire durant les plusieurs vagues #MeToo (Trovato 2024). Mais persiste
« […] la difficulté de considérer un homme ordinaire, faisant partie de son entourage, comme un violeur. La difficulté est particulièrement importante lorsque la victime concernée continue après le viol à voir la personne qui l’a violée, à lui parler, ou à coucher avec elle. » (Guérin 2024 p.268)
Le violeur ordinaire, « qui partage la même forme de vie que la victime » (Guérin 2024 p.273), ne semble pas non plus se penser violeur. Deux autres aspects de la culture du viol permettent aux hommes ce privilège de ne pas se qualifier d’agresseur, et leur offre également le privilège de n’être qualifié d’agresseur ni par la société ni par les victimes elles-mêmes (parfois même quand elles se disent victimes, on le verra). Le male sexual drive discourse d’une part, l’entitlement de l’autre.
Le male sexual drive discourse est un discours analysé par Nicola Gavey dans son ouvrage de 2005 (reparu en 2019 dans une seconde édition), Just sex ? The sexual scaffolding of rape. Elle décrit ce discours comme l’affirmation que les hommes auraient simplement tout le temps envie de sexe. Ainsi :
“Men are the subjects of the male sexual drive discourse; women are its objects. That is, men are always-already ready for sex, and it is women (or women’s bodies, or images of women’s bodies!) who activate this interest.” (Gavey 2005 p.99)
“Within the terms of the male sexual drive discourse, it is women’s role to receive or reject men’s sexual advances. Women are thus not passive objects of this discourse. It has often been noted that they “set the limits” on sex. However, women’s agency within this discursive context is limited to the extent of responding to (or perhaps anticipating) the man’s needs and initiatives. That is, her actions are premised on the basis of meeting, or denying, his sexual pleasure, rather than acting to advance her own. Of course it is possible for women to resist a male sexual drive discourse, but for heterosexual women this can never simply be a matter of stepping outside of it without the possibility of being marked by it.” (Gavey 2005 p.99-100)
« Les hommes proposent, les femmes disposent » disait Jules Renard… L’agentivité sexuelle des femmes ne peut alors être déployée que selon les termes préalablement posés par les hommes ; elles ne font que répondre. Le sexe est donc construit comme quelque chose que les femmes font, puisque le sexe est quelque chose que les hommes demandent d’elles. S’ajoute à cela une sorte de coercition construite sur l’identité produite par le comportement hétérosexuel des femmes, basé sur des discours normatifs : l’identité positive des femmes est construite par leur capacité à faire du sexe et contraint en quelques sortes leur refus (Gavey 2005 p.137). En bref, les femmes n’ont ni le beurre, ni l’argent du beurre, et les hommes ont assurément la crémière.
L’entitlement est un concept dont discute Alexane Guérin dans sa thèse :
« Le concept d’ « entitlement », construit par la philosophe Kate Manne dans son ouvrage Entitled : How Male Privilege Hurts Women [2020], permet d’expliquer comment un viol peut résulter de rapport hétéronormés ordinaires. En effet, le « sense of entitlement » qu’elle décrit et décline dans plusieurs domaines et sphères sociales, correspond au sentiment des hommes, dans leurs rapports aux femmes, que toute chose leur est due, de manière spontanée et évidente. Dans le contexte de la sexualité, ce sentiment explique – sans effacer la responsabilité – les comportements des hommes qui recourent à la violence, à la contrainte ou à la menace pour forcer leur partenaire : ils cherchent à obtenir ce qui leur est légitimement dû, ce qui leur revient de droit, l’accès aux corps des femmes. » (Guérin 2024 p.67-68)
Non seulement les hommes auraient tout le temps envie de sexe, ils pensent que ce sexe leur revient légitimement. Difficile donc de faire autrement que de violer des femmes sans s’en rendre compte, les fois où ils ne le font pas de façon consciente… (Je caricature à peine.)
Au-delà du self-defense proposé par Sharone Marcus (1992), largement critiqué car pouvant être perçu comme remettant la faute sur la victime, les femmes ont parfois recours à des stratégies de survie et des tactiques de résistantes. Ces offender management strategies (Woodhams 2008), cette agentivité stratégique (Gavey 2005) comprennent par exemple la capitulation stratégique, c’est-à-dire accepter, sans le vouloir, de faire du sexe (certains actes, dans une certaine mesure, sans violence, etc.) pour ne pas se faire violer :
“But as we look for agency in women’s rape stories, we note and accept that women strategically allow their partners to have unwanted sex with them to avoid rape. So, we should ask then, is it possible that some women might allow their partners to rape them— especially if they are seeking strategies to end an abusive marriage or relationship?” (Trinch 2013 p.302)
“Perhaps the ultimate pragmatic reason for apparently “consenting” to (i.e., not actively resisting beyond a certain point) unwanted sex, is to avoid being “raped.”” (Gavey 2005 p.150)
“While women might acquiesce to forced sex in order to avoid “rape,” they may also avoid labeling an experience of violently forced sex as rape through confusion wrought by other people’s reactions to the event, and in part because of the complications that such a construction would bring to their lives.” (Gavey 2005 p.150)
Ce qui est acceptable, traumatique, consenti, subi, cédé, est personnel (même si évidemment, influencé par le social). Il est alors nécessaire de lire les situations à partir de la biographie sexuelle des individues pour identifier un continuum singulier de la violence. Dans le cas de l’expérience qui nous intéresse ici, un script de viol du type « princesses endormies » (Pernoud 2019), la strategic agency consiste à faire semblant de dormir, potentiellement pour ne pas subir de violence supplémentaire à celle qui est, déjà, sexuelle.
Ces concepts nous permettent de mieux comprendre le processus à l’œuvre dans l’interaction analysée. Le viol ordinaire n’est pas qualifié comme tel en premier lieu, le violeur ordinaire non plus n’est pas catégorisé de la sorte et la victime se laisse faire. Il semble alors difficile pour elle, avec les ressources herméneutiques à sa disposition, de catégoriser son expérience comme de la violence sexuelle (sexual assault).
On lit les enjeux définitionnels liés à la culture du viol, qui brouille les représentations et empêche de penser autrement le viol : si la victime est endormie, et que, de surcroit, l’agresseur est son mari, alors ce ne serait pas un viol. C’est ce qu’asserte clairement Liberty, dans une phrase déclarative négative, avant d’avouer se questionner (« Ce n’est pas ce que je qualifierais d’agression sexuelle mais à présent je me questionne. »)
Nicola Gavey note également que certaines femmes ne qualifient pas leur expérience de viol, non pas par manque de ressources mais par réticence des réactions que le mot peut engendrer chez l’interlocuteur :
“While women might acquiesce to forced sex in order to avoid “rape,” they may also avoid labeling an experience of violently forced sex as rape through confusion wrought by other people’s reactions to the event, and in part because of the complications that such a construction would bring to their lives.” (Gavey 2005 p.150)
De la co-catégorisation à la victimation : la stratégie de la délégation hypothétique pour autrui
J’ai montré que l’agression sexuelle que décrit Liberty peut s’apparenter à ce qu’Alexane Guérin appelle le viol ordinaire. Je propose maintenant d’analyser en détails l’interaction entre Liberty, Emma Katz (et Nicole Bedera, qui, ici, sert plutôt de support).
Qualifier, catégoriser, témoigner sur Twitter
Dans le cas du viol ordinaire en particulier, « [c]’est par autrui que la catégorie peut émerger, au prix d’un travail de récit, et d’une succession de catégorisations » (Marignier 2023 §25). La démarche de la qualification demande alors des opérateurs de réflexivité (Trachman 2018) permettant à la victime de réfléchir à partir et avec d’autres personnes, d’autres points de vue sur sa situation : elle devient « objet d’analyse et de connaissance » (Guérin 2024 p.236).
Pour Liberty, deux opératrices de réflexivité entrent en jeu à des degrés divers. La sociologue Nicole Bedera, ou plutôt son thread publié, est une première opératrice de réflexivité qui permet à Liberty d’identifier les occurrences répétées comme problématiques ; elle se reconnait dans les faits décrits et condamnés par la sociologue. La réflexivité est d’ailleurs mise en discours dans son énoncé « mais à présent je me questionne » (but i’m questionning it now). La deuxième opératrice, la sociologue Emma Katz, entre directement en dialogue avec elle, puisque c’est elle qui répond à sa demande de conseils. Elle permet ainsi de qualifier l’expérience déjà jugée problématique, en donnant à voir la qualification proposée par Liberty sous un autre angle, celui, hypothétique, d’une expérience vécue et subie par l’actrice Amber Heard.
Liberty a ici recours à des ressources féministes importantes, d’une part des ressources déjà existantes auxquelles elle a accès via Twitter et son usage personnel, assurément féministe et militant de la plateforme, d’autre part via sa demande (« Un avis ? », Reaching?) qu’elle destine à l’ensemble de ses followers, dont font partie plusieurs sociologues, spécialistes des violences. Dans sa thèse, Alexane Guérin explique :
« Les ressources féministes constituent des appuis à la validation du script de viol, et constituent des leviers de légitimité. Elles permettent à la fois d’identifier les violences sexuelles, d’en saisir les mécanismes et de déjouer l’ignorance active de l’imaginaire social. Elles permettent de contrer les disqualifications des savoirs expérientiels des victimes, et de construire une perspective qui fournit ses propres interprétations des événements, à l’aune des rapports de genre et de la domination masculine. […] L’accès aux réseaux sociaux étant plus facile, c’est souvent le premier levier qui permet ensuite de savoir quels ouvrages chercher, ou quel type de ressources est susceptible d’aider à un moment précis. » (Guérin 2024 p.253)
La qualification est un « parcours processuel » (Guérin 2024 : 235). Il s’agit pour les victimes d’un travail sémantique précis qui infuse en grande partie leurs témoignages. En effet, nombre de témoignages, comme j’ai pu l’analyser avec #MeToo, mettent en scène cette tâche métalinguistique majeure et « la monstration des mots du viol se substitue presque à celle des violences sexuelles elles-mêmes » (Trovato 2024 p.88) dans des témoignages qui deviennent « les témoignages du processus de négociation interne nécessaire à l’utilisation du praxème viol, et de la démarche de témoignage propulsée par #MeToo. » (Trovato 2024 p.87)
Il est bien sûr possible de témoigner, de parler de l’expérience, sans catégoriser la violence (Marignier 2024), ce que fait Liberty en exposant sa situation problématique sans poser des mots sur celle-ci. Elle reprend en effet la catégorisation proposée par Bedera, « agression sexuelle » (sexual assault), qu’elle écrit de façon abrégée (SA), une forme assez courante sur les réseaux sociaux numériques où les caractères sont limités, et dans la littérature féministe. Pour autant, l’expérience qu’elle soumet à évaluation reste très implicite (elle ne décrit pas, mais laisse comprendre), et la catégorie « agression sexuelle » reste hypothétique chez elle : toujours mise en discours dans une question (« Est-ce que c’est une agression sexuelle », is that SA?) ou dans une phrase qui comprend une négation (« ce n’est pas ce que je qualifierais d’agression sexuelle », that’s not what I’d classify SA).
Comme je l’ai déjà évoqué précédemment, et comme je l’expliquais pour #MeToo :
« Le témoignage émerge de la reconnaissance par la victime, restreinte en partie par les représentations de la « culture du viol », du viol qu’elle a subi. Il est en cela impératif de produire une définition délimitée et commune de ce qu’est le viol pour que les victimes de viol non reconnues, qui évaluent leur expérience comme de simples relations sexuelles, puissent se qualifier comme telles. Une tension persiste cependant dans cet exercice, car le fait de témoigner du viol subi implique de positionner l’autre comme auteur de ces violences sexuelles et de se positionner soi-même comme victime. » (Trovato 2024 p.83)
Si témoigner est une possibilité pour les femmes, qualifier les faits dont elles témoignent, ce qui implique de qualifier l’agresseur d’agresseur et de se qualifier soi-même de victime (de viol, d’agression etc.) est un exercice plus complexe et nécessite un accès total aux ressources herméneutiques permettant d’analyser les violences sexuelles. Au niveau linguistique, il s’agit d’un travail sémantique, une lutte définitionnelle qui consiste à ajuster les définitions du viol aux savoirs expérientiels produits par les victimes elles-mêmes :
On voit déjà que le travail de catégorisation ne peut s’opérer qu’avec un ajustement définitionnel : il s’agit tant de faire coller le praxème à la définition que de faire évoluer la définition pour qu’elle puisse être prise en charge par le praxème. (Trovato 2024 p.92)
Qualifier le récit via autrui pour pallier l’impossibilité de la victimation
Ces enjeux définitionnels illustrent une injustice herméneutique (Jackson 2000) discutée par Alexane Guérin dans sa thèse, qui scinde le processus de qualification et celui de victimation (littéralement se dire victime). Dans cette perspective philosophique, les savoirs herméneutiques sur le viol sont confrontés à la culture du viol, et plus précisément aux mythes sur le viol, ce qui brouille les capacités des femmes à rendre opérant pour elles les concepts qu’elles connaissent par ailleurs. Je cite un long passage de sa thèse qui illustre son propos :
« La philosophe Debra Jackson fait entrer une situation dans ce débat qui contredit la thèse de Jenkins : comment expliquer que certaines victimes utilisent le concept manifeste pour qualifier les scripts d’autres victimes (un viol ordinaire subi par une amie par exemple), mais ne s’en servent pas pour nommer le viol qu’elles-mêmes ont subi ? En effet, Jackson se réfère aux travaux de Lynne Phillips dans son ouvrage Flirting with danger : Young Women’s reflections on sexuality and domination paru en 2000, qui présente le fait que certaines femmes nomment leur propre expérience problématique « just a bad night » ou « really complicated », alors qu’elles utilisent les termes « viol », « victimisation », et « abus » pour décrire les expériences similaires d’autres femmes. Dans le cas du date rape analysé par Jackson, deux constats peuvent à ce stade être dressés :
- On ne peut pas considérer que l’incapacité des femmes à nommer leur expérience « viol » résulte d’un manque conceptuel puisque le concept a été créé, développé, diffusé.
- On ne peut pas non plus expliquer ce phénomène par un manque d’applicabilité pratique du concept de date rape puisque les victimes en question sont capables d’appliquer ce concept aux expériences d’autres femmes. » (Guérin 2024 p.266)
« Jackson explique que dans les cas où les victimes disposent bel et bien du concept manifeste (puisqu’elles nomment des scripts similaires « viol »), mais se montrent réticentes à qualifier leur propre script de viol, c’est que des sentiments de culpabilité et de responsabilisation prennent le dessus. En effet, face aux ressources herméneutiques concurrentielles du viol, l’étroitesse du concept de « victime » est décisive. Les caractéristiques supposées de la victimisation empêchent les personnes concernées de s’identifier : le label de victime suppose de se trouver dans une radicale impuissance, dans un état de détresse et de désarroi total, et en proie à un traumatisme irrémédiable. L’étroitesse de cette catégorie de victime place les personnes concernées face à un dilemme qu’elles peuvent trancher en choisissant de préserver une forme d’agentivité plutôt qu’une passivité absolue : « Faced with a choice between identifying as victims or blaming themselves, the latter often pays better dividends. (…) Self-blame, on the other hand, invites a sense of agency and control, which is critical for someone who has been victimized.» [Jackson 2019]. Ces éléments explicatifs sont cruciaux parce qu’ils me permettent de conclure sur les mécanismes à l’œuvre dans les injustices épistémiques auxquelles sont confrontées les victimes de viols ordinaires. En effet, la persistance des injustices herméneutiques dans les cas où les victimes disposent du concept manifeste peut s’expliquer la conflictualité des processus de qualification et de victimisation. […] Ces explications éclairent les difficultés à se dire victime de viol, même une fois que l’on sait qualifier ce qu’on a vécu. […] Le processus de victimation, au sens de processus conduisant à se dire victime de viol, se dédouble ainsi du processus de qualification. » (Guérin 2024 p.266-267)
Il est donc possible de catégoriser la violence sexuelle subie par autrui sans pour autant être capable de catégoriser la même violence lorsque nous la subissons. Cela est dû aux mythes sur la victime idéale qui contraignent le processus de victimation, tandis que le processus de qualification semble être désormais relativement facilité, en partie par #MeToo et les décennies de luttes féministes. Cela est également dû à « un paradoxe du script de viol ordinaire : il s’agit d’un scénario de viol sans violeur. » (Guérin 2024 p.268) De nombreuses victimes catégorisent le viol sans jamais catégoriser le violeur, d’autant plus dans le cas des viols ordinaires. C’est un constat que j’ai également pu faire dans le corpus de thèse que j’ai déjà récolté (une victime parle par exemple de son « agresseur » et de l’impossibilité pour elle d’accoler l’adjectif « sexuel » à cette qualification).
Le processus de qualification se heurte donc au processus de victimation. Passer par un tiers semble alors être une idée judicieuse pour résoudre cette dissonance potentielle et achever le processus de catégoriser tout en travaillant celui de victimation. C’est ce que propose la sociologue Emma Katz lorsqu’elle répond au tweet de Liberty.
Les stratégies discursives de précaution, l’usage du conditionnel (compris en anglais dans le modal would), l’hypothèse introduite par « si » (if) et par le complément circonstanciel « de manière hypothétique » (hypothetically), sont autant d’éléments qui rendent comptent des enjeux de didactique et de care dans la co-catégorisation (le conditionnel est d’ailleurs largement employé dans un contexte didactique d’apprentissage). Katz sait qu’il ne faut pas qualifier pour autrui, sous peine d’un empiètement, d’une imposition de son cadre interprétatif à l’autre, et d’une revictimisation potentielle, voire de traumatisme. En tant que spécialiste, à la fois universitaire et féministe, elle engendre donc une réflexion et négocie un espace discursif de catégorisation extérieur à la victime témoignante, pour appréhender de façon safe, la catégorisation des violences sexuelles. Pour ce faire, elle utilise Amber Heard, qui apparait ici comme une troisième ressource féministe, en tant que récipiendaire hypothétique de l’expérience de Liberty et ressource partagée par les deux femmes permettant de construire un common-ground où la qualification sera reçue de manière plus positive. Elle propose de penser à la façon dont Liberty aurait catégorisé ces faits (qu’elle a elle-même vécu) si c’était l’actrice qui les avait vécus. Puisqu’elle follow Liberty sur Twitter, Katz passe par cette ressource partagée : elle ne demande pas à la victime de se considérer victime (pas de demande explicite de processus de victimation), mais propose d’imaginer un scénario propice à l’hétéro-catégorisation en tant que violence sexuelle des faits qu’elle décrit, dès lors détachés d’elle et rattachés à Amber Heard. Liberty n’a donc pas la responsabilité de qualifier son expérience, ni d’ailleurs l’expérience hypothétiquement vécue par l’actrice, puisque la question fermée induit une réponse binaire oui/non, à laquelle est répond positivement (« Ouais, je pense », Yep, I would). Elle ne prend ainsi pas en charge discursivement l’entreprise de catégorisation, qu’elle engendre tout de même avec son questionnement initial.
L’interaction se déroule entièrement sur Twitter, et n’est possible que grâce aux affordances du réseau social numérique, c’est-à-dire aux possibilités offertes aux internautes par la plateforme. Ces affordances sont ici mobilisées pour créer un dialogue, où va se passer cette négociation dans la catégorisation, la qualification des faits. Le thread de Bedera est une ressource féministe importante, étendue sur plusieurs tweets pour un propos détaillé qui engendre une réflexion. Ensuite, la citation de ce thread permet à Liberty de demander conseil à ses followers et de mobiliser d’autres opératrices de réflexivité, avec qui elle pourra entrer en dialogue, ce qui constitue l’affordance la plus importante ici. L’outil « réponse » permet l’interaction entre les internautes.
Je propose d’analyser cet échange comme une stratégie de délégation hypothétique pour autrui visant à l’autocatégorisation du viol, stratégie discursive utilisée dans une perspective de care qui cherche à ne pas catégoriser pour l’autre — hétérocatégorisation — mais bien par l’autre — catégorisation via une tierce personne. En d’autres termes, la catégorisation est ici médiée par l’intermédiaire d’une personne qui incarne le scénario initialement exposé et qui sert de substitut à l’agent sujet, ici Amber Heard. La qualification est ainsi effectuée par procuration, via une victime hypothétique ayant vécu l’expérience, elle aussi hypothétique, mais similaire à l’expérience de la victime qui nomme – et ici exposée directement par elle. Dans l’exemple, l’autocatégorisation n’est jamais verbalisée par la victime, ni l’hétérocatégorisation d’ailleurs. Mais on lit dans le discours les traces d’un processus de qualification mis en marche.
De l’expérience au récit : hétéro- et autocatégorisation du récit de viol
Il s’agit donc d’engendrer une hétérocatégorisation chez la victime qui ne se sent pas victime, une qualification détachée du processus de victimation mais simplement en lien avec l’expérience, voire, comme le propose Noémie Marignier (2023) avec le récit de viol :
« [elle] considère que lorsque la catégorie de viol est utilisée, il ne s’agit pas de référer directement à un événement expérientiel, mais à travers toute une série de médiations discursives, à référer plutôt à un récit du viol. » (Marignier 2023 §9)
Dans notre cas, le récit est succin, les faits très peu explicités, mais le non-dit et l’implicite laissent grande part à la compréhension de l’internaute-lectrice et de son expérience (on comprend le(s) viol(s) ordinaire(s) perpétré(s) par son mari lorsqu’elle dort). L’hétérocatégorisation produite par la victime — ce simple « Ouais, je pense » (Yep, I would) — concerne donc l’expérience hypothétiquement vécue par Amber Heard, similaire en tout point à la sienne dans le scénario proposé par la sociologue. C’est donc finalement le récit lui-même, celui de l’expérience, qui est catégorisé comme un récit de viol. Noémie Marignier de nouveau :
« [Il] s’agit moins dans ces fils de discussion d’élucider si l’expérience vécue a été un viol, que de savoir si le récit produit sur les faits advenus est un récit de viol. » (Marignier 2023 §20)
Liberty, par l’intermédiaire d’Emma Katz et d’Amber Heard catégorise le récit de viol, plutôt que le viol en tant qu’expérientiel. Ce n’est pas l’expérience qui est catégorisée, mais le scénario lorsqu’il est porté ou implique une autre protagoniste que la victime idéale, d’autant plus ici car la protagoniste est une personne par ailleurs déjà victimisée (passée par le processus de victimation) et porte-parole de la cause des femmes, par ailleurs défendue par Liberty dans son activité de fan active et engagée dans le procès, et en ses qualités d’activiste et d’advocate sur les réseaux sociaux.
Malgré tout, la stratégie discursive et interactionnelle de la sociologue n’aboutit pas directement à une autocatégorisation ; à peine aboutit-elle à une hétérocatégorisation puisque la réponse au tweet, on l’a vu, n’est que lacunaire. Cependant, l’appel à l’aide « Un avis ? » (Reaching?) de la locutrice et la clôture de l’échange par une réponse positive à la proposition énoncée laisse entrevoir le début du processus de catégorisation de la violence sexuelle. D’une part parce que la sollicitation d’un avis à ses followers, dont on l’a vu, font partie des sociologues et expertes en violences de genre, montre une envie ou un besoin de qualifier la violence (ou le récit de violence). D’autre part parce que la réponse positive illustre la réception de la catégorie et son approbation, dans le cas, évidemment, où Amber Heard est la victime. Comme c’est le cas dans l’étude des récits de viol et de leur catégorisation sur le forum Doctissimo par Noémie Marignier :
« Le récit est donc travaillé au cours du temps, notamment à travers une démarche réflexive interactive que nous voyons dans ces messages en acte, ce qui permettra peut-être l’émergence de l’autocatégorisation comme viol. Mais là encore, ce travail collectif du récit détache celui-ci de l’expérience vécue : il s’agit de travailler la matière discursive de telle sorte qu’elle puisse fournir un récit cohérent – un récit de viol. » (Marignier 2023 §27)
On ne voit donc dans cette interaction que l’entame d’un processus, les prémisses d’une démarche qui aboutira probablement à une catégorisation, mais peut-être pas à une victimation : il se peut que Liberty accorde un statut de victime à Amber Heard qu’elle ne s’accorderait pas à elle-même. Le travail collaboratif engendré par la sociologue Emma Katz, et permis par le thread initial de la sociologue Nicole Bedera, permet malgré tout d’ouvrir une brèche dans le cadre interprétatif de l’internaute, désormais propriétaire de nouvelles ressources epistémiques pour penser la violence sexuelle en général, mais surtout la violence qu’elle subit.
La stratégie est ainsi utilisée pour que in fine, le processus aboutisse à une autocatégorisation du viol par la victime elle-même, une qualification qui coïnciderait alors avec une victimation.
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Pour citer ce billet (si jamais) :
Trovato, N. (2024, 05 août). Et si c’était Amber Heard qui avait vécu ça ? : étude de cas d’un processus de co-catégorisation de la violence sexuelle « ordinaire » sur Twitter. Discours (et violences de) genre [carnet de recherche]. URL: https://discoursetgenre.wordpress.com/2024/08/06/etude-de-cas-dun-processus-de-co-categorisation-de-la-violence-sexuelle-ordinaire-sur-twitter/