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Billet de blog 9 novembre 2015

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Mort du philosophe phénoménologue Marc Richir

«L’énigme du sensNé en 1943 en Belgique, ce penseur infatigable formé à la physique, s’était attelé à une réélaboration complète du projet phénoménologique de compréhension du rapport entre la conscience et le monde, initié par Husserl. De la pensée au temps en passant par le langage, l’imagination ou le corps, il a visité à nouveaux frais les grands thèmes de la « philosophie première », touchant aux principes de toutes choses, convaincu que « l’énigme du sens est qu’il se perd plus facilement qu’il ne se gagne et qu’il n’en existe nulle part de maître ».Adolescent, il découvre avec Crime et Châtiment de Dostoïevski l’évidence de sa vocation philosophique. Il s’inscrit toutefois en sciences à l’université, puis il intègre l’Institut d’astrophysique de Liège pensant que « les mathématiques, principal instrument de la physique moderne, constituaient le fond de la réalité ». Ses certitudes s’effondrent avec la lecture des critiques de Kant, montrant combien « nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes ». Il interrompt à 22 ans la recherche en physique pour poursuivre en philosophie à l’Université libre de Bruxelles avant de rejoindre, trois ans plus tard, le FNRS (équivalent du CNRS français).»

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«L’énigme du sens

Né en 1943 en Belgique, ce penseur infatigable formé à la physique, s’était attelé à une réélaboration complète du projet phénoménologique de compréhension du rapport entre la conscience et le monde, initié par Husserl. De la pensée au temps en passant par le langage, l’imagination ou le corps, il a visité à nouveaux frais les grands thèmes de la « philosophie première », touchant aux principes de toutes choses, convaincu que « l’énigme du sens est qu’il se perd plus facilement qu’il ne se gagne et qu’il n’en existe nulle part de maître ».

Adolescent, il découvre avec Crime et Châtiment de Dostoïevski l’évidence de sa vocation philosophique. Il s’inscrit toutefois en sciences à l’université, puis il intègre l’Institut d’astrophysique de Liège pensant que « les mathématiques, principal instrument de la physique moderne, constituaient le fond de la réalité ». Ses certitudes s’effondrent avec la lecture des critiques de Kant, montrant combien « nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes ». Il interrompt à 22 ans la recherche en physique pour poursuivre en philosophie à l’Université libre de Bruxelles avant de rejoindre, trois ans plus tard, le FNRS (équivalent du CNRS français).»

C’est à la fois fugace et fondamental…

«Aujourd’hui, nous nageons dans le mensonge du politiquement correct. Une police du langage, une forme très larvée de totalitarisme de la pensée nous entrave»

Le sublime est un moment qui échappe au temps, il n’a ni passé ni futur. Lorsque Descartes veut expliquer comment Dieu (celui des philosophes) crée l’Univers, il invoque un instant éternel, hors du temps. « De ce que j’étais à l’instant précédent, il ne s’ensuit pas que je sois maintenant, de que je suis maintenant, il ne s’ensuit pas que je serai à l’instant suivant. » C’est très fort. Pour que je sache que j’existe, soutient Descartes, il ne suffit pas que je sache que mes parents m’ont conçu, il faut qu’il y ait ce geste continu de Dieu qui crée instantanément, ne cesse de créer, l’existence. Le moment du sublime n’est ni avant – au moment de ma naissance ou dans un passé englouti – ni au futur, dans une improbable illumination finale. Il se vit dans un temps qui échappe au temps. Et pourtant quelque chose passe dans l’expérience qui s’accompagne d’affectivité – de jouissance ou de terreur. Il y a un présent éphémère, que je compare à une étoile filante, une sorte de clignotement entre cette affection, sa disparition et son resurgissement. Ici, en Provence, surtout l’été, je regarde tous les soirs le ciel étoilé. Certains soirs, quelque chose se passe. C’est comme un éclair. Une temporalisation éphémère. Mais quand je me dis : « C’est la Grande Ourse », c’est déjà fini. Je suis déjà dans le symbolique. Les constellations sont un bel exemple d’institution symbolique. Nous partageons avec les Chinois le même ciel, mais pas les mêmes constellations… Le sublime se situe à la source du symbolique, mais participe d’un autre ordre.

 Il y existe aussi des expériences collectives du sublime, comme la Révolution française.

Dans la Révolution française, le sublime désigne un moment très bref du point de vue du temps historique : une, deux ou trois journées, pas plus, où les repères symboliques classiques s’effondrent. Les acteurs se surprennent à faire des choses dont ils ne se sentaient pas capables. Et la communauté se sent elle-même affectivement, non pas en vue d’elle-même, mais en vue d’une cause qui la dépasse : la révolution, la patrie, la nation. Quelque chose comme une communauté utopique se manifeste : on n’est plus des monades seules face à notre condition. Comme le dit Michelet à propos de la fête de la Fédération, « il n’y avait plus de temps, un éclair de l’éternité ». Cependant, dès que ce moment se ritualise, qu’il donne lieu à des célébrations et à des calculs, c’est qu’il s’est déjà retiré. La révolution « se glace », comme dit Saint-Just.

 Dans votre dernier livre, Variations sur le sublime et le soi (Jérôme Millon), vous tentez une sorte de genéalogie du bien et du mal, à partir de l’expérience du giron, décrite par le psychanalyste britannique Winnicott. Pouvez-vous expliquer le sens de cette analyse ?

Dans ce que j’appelle le giron transcendantal, qui est la scène originaire des rapports de l’enfant avec sa mère, se déroulent des « événements » très importants. Comme l’explique Winnicott, il ne suffit pas qu’une mère ait la volonté d’être bonne pour l’être. Au départ, il y a l’ambiguïté et la réversibilité imprévisibles de l’amour et de la haine. La mère ne nourrit pas son enfant par devoir. Elle lui transmet son humanité, par ses câlineries, ses variations vocales, qui font naître en retour l’affectivité et le babil de l’enfant, préhistoire du langage. C’est le moment du premier rapport humain, avec les échanges de regards. Mais ce jeu de regards peut être vicié dès l’origine. J’ai longtemps cru que le regard ne pouvait pas mentir. Mais il le peut, je l’ai découvert en lisant Les Poètes de sept ans de Rimbaud : « C’était bon. Elle avait le regard bleu, – qui ment. » Qu’est-ce que cela signifie ? Dans le poème, le petit garçon joue avec ses petits copains de rang social inférieur. Sa mère, à cheval sur la bienséance, s’estime d’un niveau supérieur, et va le chercher pour l’extraire de la compagnie de ces va-nu-pieds. Il croit que c’est par amour, mais il se trompe : le regard maternel ment. La rencontre des regards peut aussi ne pas avoir lieu : c’est ce que j’appelle, après La Boétie, le malencontre, qui représente un traumatisme pour un enfant et peut le mener jusqu’à la psychose. Cette distorsion originaire de l’affectivité, qui fait par ricochet mentir le regard de l’enfant, transforme le paradis en enfer, l’amour en haine. Dans ce cas, le sublime n’est pas uniquement détruit : il devient négatif ou impossible (il n’y a plus que l’angoisse d’une perte irrémédiable). De cet exemple de retournement, je conclus que l’homme est un être fondamentalement ambivalent. Les générations précédentes, qui ont connu la guerre, ont réussi à échapper à l’angélisme qui exalte sans nuance la « bonté » du rapport à autrui. Aujourd’hui, nous nageons dans le mensonge du politiquement correct. Une police du langage, une forme larvée de totalitarisme de la pensée nous entrave. Il faut réussir à déceler l’origine du mal, souvent lié à l’innocence et parfois à la beauté, comme l’a fait entendre Baudelaire dans Les Fleur du mal. Le Beau et le Bien sont foncièrement ambigus.

 L'article en entier:

http://www.philomag.com/les-idees/entretiens/marc-richir-le-nulle-part-me-hante-2543

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