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Billet de blog 15 septembre 2015

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Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Tome 2. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industriel

1 Peu de livres dont l’ambition est de saisir le sens de leur époque accèdent à la postérité. Le temps contredit aisément leurs hypothèses. Le ridicule peut même les tuer si, comme les ouvrages de Günther Anders (1902-1992), ils ne connaissent qu’une traduction plus que posthume. Pourtant, voilà le second tome de son ouvrage magistral (le premier, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, avait été publié aux éditions de l’Encyclopédie des nuisances en 2002, 361 p.) qui recèle véritablement à chaque page une idée nous concernant. Lui qui n’a connu ni la révolution de l’internet et des réseaux ni celle du téléphone portable… aide à reprendre l’approche critique des ruptures techniques qui ont scandé l’époque contemporaine. Paru en 1980, ce livre resurgit non pas pour nous inquiéter à nouveau – les actualités de la catastrophe de Fukushima ou de la guerre interminable en Afghanistan le font assez – mais pour saisir ce qui a été radicalement modifié dans la condition humaine. À savoir que celle-ci est désormais affectée d’un important coefficient d’obsolescence et se voit livrée dans une large mesure à ses moyens et produits techniques.

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1 Peu de livres dont l’ambition est de saisir le sens de leur époque accèdent à la postérité. Le temps contredit aisément leurs hypothèses. Le ridicule peut même les tuer si, comme les ouvrages de Günther Anders (1902-1992), ils ne connaissent qu’une traduction plus que posthume. Pourtant, voilà le second tome de son ouvrage magistral (le premier, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, avait été publié aux éditions de l’Encyclopédie des nuisances en 2002, 361 p.) qui recèle véritablement à chaque page une idée nous concernant. Lui qui n’a connu ni la révolution de l’internet et des réseaux ni celle du téléphone portable… aide à reprendre l’approche critique des ruptures techniques qui ont scandé l’époque contemporaine. Paru en 1980, ce livre resurgit non pas pour nous inquiéter à nouveau – les actualités de la catastrophe de Fukushima ou de la guerre interminable en Afghanistan le font assez – mais pour saisir ce qui a été radicalement modifié dans la condition humaine. À savoir que celle-ci est désormais affectée d’un important coefficient d’obsolescence et se voit livrée dans une large mesure à ses moyens et produits techniques.

2 À première vue, ces deux idées semblent fausses. Les sociétés occidentales sont caractérisées par un allongement de la durée de vie et se complaisent dans un progrès qu’elles estiment essentiellement technique (en matière médicale, communicationnelle, des transports…). Pourquoi se plaindre ? La technophilie, surtout dans les sciences, semblent persuadée que tout problème comporte toujours sa solution. Si absurde et aveugle que soit cet argument, il ne s’agit même plus de cela pour Günther Anders mais de ce que l’irréversible a déjà eu lieu.

3 Si celui-ci rime pour lui avec l’entrée dans l’ère des armes et de l’énergie nucléaire, l’auteur est également préoccupé par les relations plus globales que nous entretenons avec les moyens, les machines, les produits qui modifient en retour le rapport que nous entretenons aux autres et à nous-mêmes. La spécificité de la situation présente serait son opacité foncière et l’absence de conscience des individus concernant la technique à laquelle ils sont livrés. Pas de responsable assignable mais ce qu’il appelle un « agnosticisme social » (p. 195) où personne ne reconnaît le rôle qu’il joue dans le tout social : le dominant ne reconnaît pas dans le dominé celui qu’il domine et vice versa, puis le dominé ne reconnaît pas en lui-même le dominé, de même pour le dominant. Cet effacement fait que l’homme n’expérimente pas véritablement le monde environnant, que la technique travaille elle-même à effacer sa prédominance.

4 Le mot « technique » a besoin d’être expliqué : il se présente chez Günther Anders comme un Sujet, devenu celui de l’Histoire, qui a détrôné la puissance humaine. La technique se confond avec l’Histoire et fait que les individus vivent uniquement dans la coprésence de leurs appareils de toute sorte dont ils ne peuvent plus se passer. Cette mutation s’est faite si prestement en un siècle et simultanément si progressivement, qu’elle est ignorée des individus. Si le monde est dorénavant livré à domicile (eau, gaz et internet à tous les étages), si la surabondance de produits occulte les capacités d’imagination, l’individu à son tour est entièrement livré à ses machines et produits.

5 Dans ses ouvrages précédents, Günther Anders avait analysé la teneur des diverses révolutions industrielles : la première (milieu du XIXe siècle) résidait dans la production rendue mécanique des machines, le moment où l’homme lui-même avait répété les gestes conformes au principe de la machine. Le second temps correspondait à ce moment où les machines elles-mêmes ont fabriqué d’autres machines, l’homme se trouvant au début et à la fin de cette chaîne de production (comme ingénieur-contremaître et consommateur), tous devenant cependant des moyens pour d’autres moyens. Ce qu’il nomme la troisième révolution industrielle apparaît plus subtil encore, elle advient lorsque l’on considère ce qui est possible comme absolument obligatoire, ce qui peut être fait comme devant absolument être fait. Les possibilités techniques ont toutes sans exception une valeur obligeante, ce qui peut être fait doit être fait, devient légitime. Comme exemples, outre la bombe atomique, il donne déjà, à l’époque, l’insémination artificielle, le clonage, bref les manipulations biologiques et génétiques en tous genres. Ce qui est faisable est obligatoire et rien ne pourra être empêché. Homo creator est donc capable de produire des produits quasi naturels, en réalité artificiels, mais qui prennent les allures d’une « seconde nature », des processus et des éléments naturels qui n’existeraient pas si nous ne les avions pas créés. Ainsi tout devient matière première manipulable, l’espèce humaine elle-même peut être pensée comme un moyen pour d’autres raisons politiques, économiques, techniques, ou actuellement thérapeutiques. L’adage kantien est dépassé, l’homme et le monde peuvent être considérés comme des mines à exploiter. Günter Anders formule un autre impératif catégorique : « Agis de telle façon que la maxime de ton action puisse être celle de l’appareil dont tu es ou vas être une pièce » (p. 287).

6 L’idéal utilitaire se généralise. Tout acte, tout objet devient un moyen, n’a de valeur que s’il est bon à quelque chose, ce qui élimine toute idée de gratuité. Cette idée d’obsolescence de l’homme est bien parallèle à celle de ses produits. Ils ont tous les traits de la liquéfaction, n’ont même plus la consistance d’objet, devenus trop fragiles, on leur a par avance programmé leur détérioration et leur mort et nous les consommons en tant que tels, comme des choses éphémères, jetables. Nous sommes devenus dédaigneux avec nos objets. Günther Anders propose des analyses à contre-courant sur la psychologie propriétaire de l’homme moderne : nos propriétés n’en sont pas, tout est voué à une vie transitoire autour de nous, le changement est constant car nos produits ne durent plus. Le capitalisme ne cherche pas à nous rendre propriétaires mais à faire que tout soit consommé comme un produit alimentaire. L’unique durabilité visée serait celle de la guerre (écoulement des armements), de l’immobilier (on a l’architecture comme destin, bien que la fiscalité facilite aussi la liquidation et le turn over) et bien sûr du consommateur.

7 Ce processus de production-destruction nous rend passifs en même temps qu’actifs, tiraillés que nous sommes entre le fétichisme des objets (« l’auraisation » que nous leur apportons, Günther Anders poursuit ici les analyses de son neveu Walter Benjamin) et la simple déglutition de ce qui a été déjà pré-mâché, pré-organisé. Cette « médialité » de l’individu moderne, pris entre activité et passivité, se constate dans la consommation des produits mais également des médias. Après son voyage au Japon, il étudie la vague des jeux, constatant que les forces émotionnelles s’adressent dorénavant à nos appareils, que ceux-ci sont un exutoire de frustrations où l’on peut se venger de ce que d’autres machines font de nous. Même chose pour le bricolage et le jardinage, ils valorisent l’utilisation de machines pour contrecarrer la puissance aliénante de celles de l’usine ou du bureau.

La suite:

https://questionsdecommunication.revues.org/2213?lang=en

Pathologie de la liberté:

par Günther ANDERS

Une analyse de la situation de l’homme dans le monde nous avait révélé, dans les grandes lignes, les conclusions suivantes  :
A la différence de l’animal qui connaît d’instinct le monde matériel qui lui appartient et qui lui est nécessaire – ainsi l’oiseau migrateur le sud, et la guêpe, sa proie – l’homme ne prévoit pas son monde. Il n’en a qu’un a priori formel. Il n’est taillé pour aucun monde matériel, il ne peut l’anticiper en sa détermination, il doit bien plutôt apprendre à le connaître « après coup », a posteriori, il a besoin de l’expérience. Sa relation avec une détermination de fait du monde est relativement faible, il se trouve dans l’attente du possible et du quelconque. Aucun monde de même ne lui est effectivement imposé (comme par exemple à tout animal un milieu spécifique), mais il transforme plutôt le monde et édifie par dessus celui-ci, selon mille variantes historiques et en quelque sorte en tant que superstructure, tantôt tel « monde second », tantôt tel autre. Car, pour en donner une expression paradoxale, l’artificialité est la nature de l’homme et son essence est l’instabilité. Les constructions pratiques de l’homme, mais tout autant ses facultés théoriques de représentation, témoignent de son abstraction. Il doit, mais aussi il peut faire abstraction du fait que le monde est tel qu’il est : car il est lui-même un être « abstrait » : non seulement partie du monde (c’est de cet aspect que traite le matérialisme), mais il est aussi « exclu » de lui, « non de ce monde ». L’abstraction – la liberté donc vis-à-vis du monde, le fait d’être taillé pour la généralité et le quelconque, la retraite hors du monde, la pratique et la transformation de ce monde – est la catégorie anthropologique fondamentale, qui révèle aussi bien la condition métaphysique de l’homme que son λόγος, sa productivité, son intériorité, son libre arbitre, son historicité.
L’homme prouve en tous ses actes sa liberté vis-à-vis du monde. Mais en aucun aussi expressément qu’en l’acte de se retrancher en soi. Car il prend maintenant en main par celui-ci le destin de sa rupture avec le monde, il l’intensifie jusqu’à en faire une actuelle porte du monde, il compense le monde par soi-même. Ce qui va suivre procède de cette expérience de soi et des péripéties de cette « conscience malheureuse » comme dit Hegel. Elle se ramènera en une première partie à la description du Nihiliste simplement, de l’homme qui, parce que tantôt libre et tantôt non, tantôt de ce monde et tantôt « non de ce monde », perd la possibilité de s’identifier avec lui-même. Cet échec de l’identification sera rendu manifeste par une analyse des états d’âme nihilistes. En une seconde partie on opposera au tableau du nihiliste une antithèse, celle de l’homme historique. En une conclusion, en place de synthèse, la problématique sera mise en question en tant que telle ; et on tentera de déterminer si cette question relative à l’anthropologie philosophique, de savoir ce que l’homme en général pourrait être, est, selon cette formule, justifiée.

Le texte d'Anders en entier:

http://www.lesamisdenemesis.com/?p=84

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