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Billet de blog 15 septembre 2015

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Jean-François Mattéi : "Pour purger notre barbarie, on la reporte sur l'autre"

« Tous les grands penseurs du XIXe étaient persuadés que le siècle à venir serait celui du progrès et de la raison. Il fut, d'Auschwitz au Goulag, celui d'une barbarie incommensurable...»

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« Tous les grands penseurs du XIXe étaient persuadés que le siècle à venir serait celui du progrès et de la raison. Il fut, d'Auschwitz au Goulag, celui d'une barbarie incommensurable...»

Ainsi parlait Jean-François Mattéi, qui vient de mourir à Marseille à l'âge de 73 ans, dans cet entretien réalisé en 1999 pour «le Nouvel Observateur».

Le philosophe nous y enseignait alors que la barbarie est bien plus proche de notre quotidien que nous aimons à le penser, et que notre civilisation ferait bien d'affronter ses propres démons plutôt que de toujours chercher le monstre chez les autres. Car, si le XXe siècle, ce «siècle des droits de l'homme», fut celui de «la destruction de l'homme», la violence ne s'est pas évaporée avec le nouveau millénaire. Nos contemporains les barbares.

Le Nouvel Observateur Pourquoi un spécialiste de la philosophie antique comme vous, un expert du savoir académique, au sens noble du terme, a-t-il ressenti la nécessité en écrivant «la Barbarie intérieure» d'intervenir avec les armes de la philosophie dans le débat public?

Jean-François Mattéi Parce que la question de la barbarie est au cœur du XXe siècle. J'ai voulu comprendre les relations secrètes et fort anciennes entre civilisation et barbarie. Les Anciens ont rejeté le Barbare aux confins de la civilisation, tels les Romains qui excluaient de l'humanité, de l'autre côté du «limes» de l'Empire, tout ce qui ne s'inscrivait pas dans les limites politiques, juridiques et morales de leur propre civilisation. Mais Cicéron et Tacite eurent déjà l'intuition que le Barbare n'était pas forcément la figure de l'autre comme négation de civilisation, et qu'il y avait sans doute des germes barbares à l'œuvre dans la culture romaine.

Je me suis donc demandé si le «barbare» n'était pas une catégorie existentielle de l'être humain. Le barbare, pas le sauvage: celui-ci est initial, celui-là toujours second. La notion de barbarie renvoie à la destruction d'un ordre déjà existant. La barbarie est toujours une réaction. D'un autre côté, notre culture a toujours su qu'elle avait besoin, depuis la Grèce, de la barbarie pour s'affirmer en tant que telle.

La civilisation, dites-vous, croit s'extraire du bourbier barbare initial, mais elle refuse d'admettre qu'elle est en permanence parasitée par sa propre «barbarie intérieure». Il y aurait donc un couple infernal civilisation et barbarie?

Le XXe siècle le montre bien. Tous les grands penseurs du XIXe étaient persuadés que le siècle à venir serait celui du progrès et de l'accomplissement de la raison et de la civilisation. Il fut, d'Auschwitz au Goulag, celui d'une barbarie incommensurable. Tragique paradoxe: le siècle des droits de l'homme fut celui de la destruction de l'homme.

Quand apparaît pour la première fois le terme de «barbare»?

La première occurrence se trouve chez Homère, dans le chant II de «l'Iliade». Il désigne le parler des Cariens, peuple asiatique allié aux Troyens. Les Cariens, selon Homère, sont «barbarophones». Ils sont ceux qui balbutient et qui parlent mal leur propre langue. Parler en barbare, c'est parler par borborygmes. Le redoublement grotesque de la première syllabe (bar-bar) indique donc celui qui détruit de l'intérieur, massacre sa propre langue.

Plus tard, les barbares désignèrent, chez Platon et Aristote, tous ceux qui sont étrangers à la grande langue civilisée, le grec. Les Modernes vont opérer un retournement total. Le barbare n'est plus le bafouilleur, mais l'intellectuel qui utilise toutes les ressources de la raison pour mieux la détruire de l'intérieur. Il est celui qui viole à la fois l'idée d'homme et l'idéal d'humanité qui sont les nôtres depuis vingt-cinq siècles. Le barbare est l'homme infidèle à son humanité.

« Chacun appelle ‘barbarie’ ce qui n'est pas de son usage», ironisait déjà Montaigne. Le barbare c'est toujours l'autre...

Bien sûr. Pour purger notre propre barbarie, on la reporte sur l'autre. Le concept de barbarie est une catégorie philosophique et non anthropologique. Pour l'anthropologue, il n'y a pas de barbaries: il n'y a que des cultures différentes. L'approche philosophique, par le regard critique et éthique, permet de penser la barbarie en termes de destruction et de désertification du sens. La civilisation est du côté du jardin et de l'oasis. La barbarie, c'est la victoire du désert.

Mais la barbarie, si elle est tueuse de sens, en est également pourvoyeuse, même s'il s'agit de sens perverti…

La civilisation, c'est la maîtrise de sa propre barbarie. Le barbare renonce à lui-même, le civilisé est celui qui, par la transcendance du sens, se dépasse. Les Romains distinguaient deux formes barbares. Une barbarie dure, «ferocitas», incarnée par les peuples destructeurs du Nord, et une barbarie douce et molle, «vanitas», qui est celle de la faiblesse, de la décadence et de l'inconsistance propre selon eux au pôle oriental.

L'entretien en entier:

http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20140326.OBS1305/jean-francois-mattei-pour-purger-notre-barbarie-on-la-reporte-sur-l-autre.html

« L’homme dévasté » de Jean-François Mattéi:

Philosophe discret, mais majeur, Jean-François Mattéi a longtemps enseigné à l’université de Nice, avant de décéder brutalement en 2014. L’homme dévasté est son dernier ouvrage, entièrement rédigé, mais non publié avant sa mort. Le titre même est une référence très explicite à Albert Camus et son homme révolté. Mattéi fut en effet largement inspiré par la pensée de Camus, avec qui il partageait l’origine de la même terre. Dans cet ouvrage, il réfléchit aux idéologies de la mort de l’homme, il analyse les différents mouvements de pensée qui veulent effacer l’humanité pour la réduire à une chose. Il y voit la substitution de l’anthropocentrisme par le biocentrisme, dans lequel l’homme est perçu comme dangereux.

Les idéologies de la déconstruction, nous dit Mattéi, veulent rompre avec la culture de l’Occident. Elles promeuvent l’idée selon laquelle l’homme est périmé, comme les choses, et qu’il peut donc être jeté. C’est la promotion de la facticité de l’homme, c’est-à-dire de sa fausseté. L’homme n’est plus un être, mais une chose. Or l’ontologie fut une des grandes réflexions de Mattéi, toutes ses œuvres portent la trace de la réflexion sur l’Un et sur l’Être. Et c’est bien cet être que les courants de pensée actuels veulent effacer, afin d’aboutir à cet homme dévasté.

L’œuvre de la déconstruction:

La déconstruction est une méthodique entreprise de liquidation et d’élimination du sujet, initiée par des philosophes marxistes comme Althusser et Derrida. L’ensemble des chapitres du livre analyse la marche de la déconstruction dans les différents aspects de l’homme : le langage, le monde, l’art et le corps. Mais c’est partout la même logique, celle de chosifier l’être, le couper de ses racines culturelles et intellectuelles, en faire un objet périssable et consommable. La déconstruction est une critique perpétuelle des fondements de la civilisation. Une fois que la déconstruction est achevée, il ne reste que la vacuité, le néant. Des hommes qui sont des ombres errantes, incapables d’entrer en eux-mêmes, terrorisés par le silence intérieur de leur être qui leur montre leur immense vacuité.

« Le désert croît. Malheur à celui qui abrite en lui des déserts » nous dit Nietzsche. Le philologue allemand accompagne toute la réflexion de Mattéi dans ce livre, lui qui a bien montré que la mort de Dieu n’était que le prélude à la mort de l’homme. Homme sans étoile, sans racine, sans généalogie. L’homme chose.

Et Mattéi conclut son ultime ouvrage en s’inspirant une nouvelle fois de celui qui a accompagné sa vie, Albert Camus. L’homme n’est pas condamné à être dévasté, s’il se révolte, s’il accepte de devenir l’homme révolté. Qui est l’homme révolté ? C’est l’homme qui dit non à ce qui transgresse les frontières de l’humain, et qui dit oui à la part précieuse de lui-même. L’homme dévasté est un homme qui a déserté la chaîne de l’humanité. Il est le dernier homme, ce qui a effacé l’horizon. L’homme révolté est l’homme de la naissance, de la paternité retrouvée, de la généalogie restaurée ; généalogie humaine, culturelle et civilisationnelle. Seule l’architectonique de la culture permet de contrecarrer les effets dévastateurs de la déconstruction.

Par Jean-Baptiste Noé:

http://www.contrepoints.org/2015/06/23/211823-lhomme-devaste-de-jean-francois-mattei

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