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Billet de blog 29 septembre 2015

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Henri Curiel, citoyen du tiers-monde

Il y a vingt ans, le 4 mai 1978, deux hommes abattaient Henri Curiel à son domicile parisien. Aujourd’hui, les assassins courent toujours et le dossier est officiellement classé. Né en Egypte en 1914, fondateur du mouvement communiste dans ce pays, Henri Curiel fut exilé par le roi Farouk en 1950. Il s’installa alors en France où il consacra ses efforts à l’aide aux mouvements de libération du tiers-monde ainsi qu’à la paix entre Israël, les pays arabes et les Palestiniens. Dénoncé comme « le patron des réseaux d’aide aux terroristes », il avait, en réalité, inventé une forme d’internationalisme qui correspondait aux formidables luttes anticoloniales qui ont marqué la seconde moitié du siècle.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a vingt ans, le 4 mai 1978, deux hommes abattaient Henri Curiel à son domicile parisien. Aujourd’hui, les assassins courent toujours et le dossier est officiellement classé. Né en Egypte en 1914, fondateur du mouvement communiste dans ce pays, Henri Curiel fut exilé par le roi Farouk en 1950. Il s’installa alors en France où il consacra ses efforts à l’aide aux mouvements de libération du tiers-monde ainsi qu’à la paix entre Israël, les pays arabes et les Palestiniens. Dénoncé comme « le patron des réseaux d’aide aux terroristes », il avait, en réalité, inventé une forme d’internationalisme qui correspondait aux formidables luttes anticoloniales qui ont marqué la seconde moitié du siècle.

Il naît et mourra égyptien. C’est le choix de son cœur : le hasard de son lieu de naissance n’en faisait pas une nécessité. Car si Henri Curiel voit le jour au Caire le 13 septembre 1914, c’est-à-dire au dix-neuvième siècle, sa famille juive possède la nationalité italienne, quoique aucun de ses membres ne parle un mot d’italien. Grandissant dans un pays occupé par les Britanniques et dont il ne comprend pas la langue, il fait ses études dans un collège de jésuites français. Cette vie ne sera pas simple.

Chassés d’Espagne par l’Inquisition, passés probablement par le Portugal et l’Italie, les Curiel auraient débarqué en Egypte dans le sillage de Bonaparte. Le grand-père d’Henri était usurier. Son père, élargissant les opérations sans guère en modifier la nature, accède à la dignité de banquier. La famille habite dans l’île très chic de Zamalek une immense maison meublée moitié Louis XVI, moitié modern style. Sans être austère, le train de vie se veut à l’écart de l’ostentatoire : dix domestiques seulement. Chaque jour, table ouverte pour les amis qui passent et s’assoient sans façon. Ils sont toujours une dizaine et, sauf exception rarissime, appartiennent à la communauté juive.

Le passeport italien (ou grec, français, anglais, etc.) est de pure commodité : il permet de bénéficier du régime capitulaire et de jouir du privilège de juridiction. Ces « étrangers » dont des générations d’ancêtres reposent dans les cimetières du Caire ont des intérêts en Egypte et aucun intérêt pour elle. Leur patrie d’élection, c’est la France. Les parents d’Henri Curiel et leurs amis la voient à la façon du jeune Charles de Gaulle, leur contemporain, « telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle ». Chaque soir, le banquier Daniel Curiel, aveugle depuis l’âge de trois ans, se fait lire Le Temps par son épouse. Henri et son frère aîné Raoul ânonneront au collège « Nos ancêtres les Gaulois » et n’apprendront de l’histoire égyptienne que la période pharaonique, inscrite au programme de 6e.

Chaque été, un voyage en France. Mais cette passion, dont on a peine aujourd’hui à concevoir l’intensité, entraîne éventuellement, après des engagements volontaires, à des séjours plus âpres et parfois définitifs dans la boue sanglante de Verdun. Un an avant son assassinat, évoquant sa jeunesse, Henri Curiel dira : « La seule patrie à laquelle je me sentais rattaché était la France. »

Irrépressible aspiration à l’indépendance

Tandis que son frère Raoul reçoit la permission de poursuivre des études supérieures à Paris (il deviendra un très éminent archéologue), Henri se voit désigné pour travailler avec son père et lui succéder un jour. Le coup du sort l’accable. On le prive de la France, où filent l’un après l’autre ses parents et amis, pour le river au banc de la galère bancaire. Défilé quotidien et crasseux de paysans aux abois venus hypothéquer la future moisson. Mais comment se rebeller contre un père aveugle ? Henri se console avec les livres et les filles. Il se partage équitablement entre jeunes bourgeoises et putains. Aux premières, il fait lire Proust ; aux secondes, Dostoïevski.

Son exquise sensibilité lui vaut le surnom de « Lilas foudroyé ». Une dégaine d’épouvantail à moineaux : 50 kg pour 1,82 m. Il sombre dans un état prétuberculeux. Les piqûres prescrites lui sont administrées par une jeune infirmière de son milieu qui a des préoccupations sociales. Elle le convainc d’aller soigner avec elle les paysans qui travaillent sur la propriété des Curiel (100 hectares dans le delta du Nil ; la plupart des familles de fellahs vivent sur 2 ou 3 ares). Aux côtés de Rosette Aladjem, qui deviendra sa femme, Henri Curiel découvre l’insondable misère du peuple égyptien.

Tous ceux d’Egypte qui l’accompagneront dans la militance jusqu’à sa mort ont éprouvé ce choc initiatique, la révélation bouleversante d’un insoutenable malheur. Un âne se loue plus cher qu’un homme. Dans les usines de coton possédées par leurs familles, les ouvriers sont des enfants de sept à treize ans travaillant sous les coups de fouet des contremaîtres européens ; seuls les contremaîtres portent des masques pour se protéger de la poussière suffocante ; en moyenne, un tiers des enfants meurent de phtisie dans l’année. La malaria emporte des villages entiers ; 95 % des paysans sont atteints de bilharzioze. Le trachome donne à l’Egypte le record mondial des aveugles. La longévité moyenne est de vingt-sept ans - encore ne compte-t-on pas les enfants morts dans leur première année.

Comme les jeunes gens d’Europe, ils lisent Malraux, Nizan, le Gide des allers-retours, et rôdent autour du marxisme. A leur différence, ils n’entrent pas en politique au terme d’une démarche intellectuelle : ils y sont précipités par une révulsion-pulsion de tout l’être. Ce qui distingue et distinguera toujours leur petite cohorte de l’armée militante européenne, c’est d’être né au sein de ce qu’on ne nomme pas encore le tiers-monde, dans un système de production réalisant avec un cynisme indépassable les conditions optimales de l’exploitation de l’homme par l’homme. Cette révélation n’est point abstraite, tirée de quelque ouvrage doctrinal, déduite d’un calcul de plus-value, mais physique, viscérale, inscrite à jamais dans leur sensibilité.

D’Henri Curiel, son camarade Joseph Hazan dira : « Il n’a jamais oublié que c’est la misère du peuple égyptien qui l’a conduit à la politique. » Comment ne deviendraient-ils pas communistes quand la grille d’interprétation marxiste s’applique si exactement à la situation qu’ils découvrent ? Problème : il n’existe pas de parti communiste égyptien.

Voué à consacrer sa vie à la solidarité internationale, Henri Curiel commença par rencontrer son apparent contraire : la puissance égoïste du sentiment national.

Comme tous les siens, il est évidemment antifasciste. En septembre 1939, il tente vainement, avec son frère Raoul, de s’engager dans l’armée française. Il milite à l’Union démocratique, qu’il a créée avec ses amis pour promouvoir la cause alliée, et participe à la fondation des Amitiés françaises, qui soutiennent l’aventure gaulliste.

En 1942, quand Le Caire semble sur le point de tomber aux mains de l’Afrikakorps de Rommel, la communauté juive aisée s’entasse dans des trains à destination de Jérusalem. Henri Curiel décide de rester. Il veut organiser la résistance à une éventuelle occupation nazie. La police égyptienne l’arrête à l’insu des autorités anglaises. Elle s’emploie à rafler les juifs demeurés sur place pour les offrir en cadeau de bienvenue au vainqueur. La prison est peuplée d’agents égyptiens au service du Reich arrêtés par le contre-espionnage britannique. De sa cellule, Curiel entend des milliers de manifestants scander le nom de Rommel. Découverte bouleversante : l’Egypte, dans sa masse, joue Hitler contre Churchill. Ceux qu’on appellera plus tard les « officiers libres », Anouar El Sadate en tête, fricotent avec l’espionnage allemand et s’engagent à poignarder les Britanniques dans le dos. Connivence idéologique avec le nazisme ? Evidemment, les patriotes égyptiens sont prêts à s’allier avec le diable. Henri Curiel retiendra la leçon : l’aspiration d’un peuple à l’indépendance est irrépressible.

Aussi fonde-t-il dès 1943 le Mouvement égyptien de libération nationale (MELN), que suivra la création du Parti communiste soudanais. « Qu’est-ce qu’être communiste aujourd’hui en Egypte ? C’est être anti-impérialiste. » Servie par un militantisme d’une générosité sans bornes, l’organisation est rapidement en mesure de présenter un bilan substantiel : traduction et diffusion des textes communistes fondamentaux, création d’une école de cadres, participation active aux conflits sociaux qui secouent le pays et, naturellement, au mouvement de libération nationale, avec les grandes manifestations de février 1946 qui aboutissent à l’évacuation des villes par les Britanniques.

De lourds handicaps obèrent néanmoins l’avenir. La pénurie de cadres entrave le développement. Les ouvriers, plus accessibles que les paysans à un travail de masse, ne représentent en 1945 que 3 % de la population. Rude concurrence aussi avec la floraison d’organisations qui aspirent à devenir « le » Parti communiste égyptien. Trois émergeaient du lot : le MELN d’Henri Curiel, Iskra d’Hillel Schwartz et Libération du peuple de Marcel Israël. Les trois dirigeants sortaient du ghetto doré de la bourgeoisie juive. Cette origine commune avivait encore les querelles inhérentes à l’action politique. Surtout, elle ne facilitait pas le contact avec les larges masses, comme on disait à l’époque, malgré la volonté unanime d’« égyptianiser » le mouvement. Henri Curiel avait pris la nationalité égyptienne lors de l’abrogation du régime des capitulations et s’était mis à l’étude de l’arabe sans parvenir à le maîtriser. Imagine-t-on Lénine baragouinant le russe ? Trente ans plus tard, un vieux militant, Saïd Soliman Rifaï, constatera avec tristesse : « Si Henri était né égyptien, la carte du Moyen-Orient aurait été changée. »

L'article en entier:

http://www.monde-diplomatique.fr/1998/04/PERRAULT/3642

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