Mercredi 2 mai en fin d’après-midi. La cour centrale de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm s’agite plus qu’à l’accoutumée. Chercheurs, étudiants, acteurs du mouvement social, simples intéressés, se mêlent autour du bassin aux Ernests tandis que les invités prennent un à un la parole en plein air. Le programme de la soirée demeure ouvert : Agamben, Lordon, Birnbaum… nul ne vient là en spécialiste de son champ d’action. C’est que, précisément, le projet de ce « Colloque intempestif » comme l’ont baptisé ses organisateurs, répondant au mot d’ordre « Mort de l’Université, Vie du Savoir », est d’ouvrir une mise en commun de la réflexion. Une manière de collectivement se situer à contre-temps de la spécialisation à outrance de la recherche que portent les logiques qui président aux réformes actuelles de l’Université, une tentative pour témoigner de la persistance d’un espoir à contre-courant : l’idée que le savoir puisse encore parler du monde et parler à tout le monde.
La soirée se proposait ainsi de faire exister par la pensée autre chose que l’horizon d’efficacité dégrisée des réformes de l’Université, de leur logique de sélection au capital humain et de mise en concurrence. Sa forme même tendait à refuser cette métamorphose des penseurs et chercheurs en fournisseurs de prestations intellectuelles aussi adaptées que possible aux réquisits de l’ingénierie culturelle. À l’ENS, le 2 mai dans la soirée, les prises de parole se sont muées en conséquences pratiques et en désirs d’actes concrets. Une partie de la cantine se voit investie. Une AG s’organise, suivie de la décision de tenir le lieu. Ce qui sera fait, toute la nuit du 2 au 3 mai.
Banalité de la crise
Ces évènements ont eu quelques échos. Des articles ont documenté l’occupation de l’ENS, mais toujours de très loin, réduite à la répétition savoureusement comique d’un joli mois de mai contestataire dans un lieu insolite. Et pour cause : les seules caméras braquées sur la rue d’Ulm ont été celles de la police. Toute entrée dans le bâtiment a été bloquée. Etat d’urgence tacitement déclaré. Depuis le 3 mai au soir, ce qu’on s’ingénie parfois à présenter comme le cœur vibrant de l’épopée intellectuelle à la française ne bat plus, le pacemaker est bien mort : tous les « extérieurs », pourtant au centre de l’activité de l’Ecole, ont été déclarés intrus. De grands événements sont annulés, les associations étudiantes tournent au ralenti.
La chose est claire : aux yeux de l’Institution, ce qui est apparu à l’occasion de cette occupation ne pouvait rien être d’autre qu’une crise. Et c’est toute une technique de pouvoir que nous voyons à présent se dérouler à partir de cette notion de crise. Un savoir faire taire et un savoir séparer qui nous empêchent de lire le moment présent, et retiennent à leur filet policier toute une génération d’où plus rien ne peut filtrer que la violence et les débordements.
Une occupation politique a les mêmes conséquences qu’un acte terroriste
Les mêmes institutions productrices de discours s’entendent à valoriser le changement, l’innovation, le nouveau sous sa forme marchande la plus efficace, mais développent conjointement une intolérance aux signes réels de rupture. Jamais l’on a autant célébré la révolte de la jeunesse qu’au cours de ce mois hanté par mai 68, et rarement l’on a autant condamné toute forme de soulèvement réel, rarement autant crié à l’inqualifiable. On voudrait l’Ecole Normale occupée, oui, et vibrante comme une ruche de pensées neuves, mais surtout pas les graffitis qui, de fait, ont fleuri sur les murs de l’ENS dans la nuit du 2 mai (on trouvera un recensement bien documenté desdits « tags » sur le site https://notedebasdetag.tumblr.com).
La fausse bienveillance envers l’hypothèse du nouveau ne sert qu’à enrayer sa venue réelle. La crise est cette situation d’exception qui en appelle d’elle-même à une intervention hors-norme du pouvoir. Mais bien vite, la norme d’exception ainsi sécrétée, tout chaude encore de la radicalité de l’urgence, regagne la cohorte de l’habituel. A l’heure actuelle, par mesure d’exception, n’entrent à l’ENS que les détenteurs d’un droit d’accès. Or il n’y a là que le renforcement de la règle en vigueur avec le plan Vigipirate : fouille des sacs, contrôle des identités. Une occupation politique a les mêmes conséquences qu’un acte terroriste. Les exceptions s’empilent et souvent ne s’annulent pas.
Car une fois le risque repéré, c’est une tache indélébile sur le viseur de l’ordre. Il enveloppe de son aura mauvaise l’usager lambda. Sur fond de suspicion généralisée, la gouvernance par la crise rejoue, de main de maître, l’union contre l’ennemi commun : la direction de l’École ressuscite, dans sa communication interne, la sacro-sainte « communauté normalienne ». Groupe fictivement uni face aux « extérieurs », il est actualisé par une campagne de collaboration des normaliens à l’effacement de ce qui ne fut considéré que comme « tags » débilitants. L’état d’exception devient un sacrifice fièrement consenti par le groupe au nom de sa survie endogame. L’idée de crise répand son parfum de guerre et place le pouvoir au-delà de toute contestation possible. Vous étiez pour les exactions, vous ?
D’où nous parlons
En tout cas nous, normaliens, y étions. Nous étions aussi à la bataille de la ZAD, qui continue en ce moment. Nous étions dans le cortège de tête. Partout nous avons expérimenté la même conjuration de l’événement par le risque et la crise : la phobie des signes de la révolte, la réponse par l’exception qui s’incruste dans la norme, et sa légitimation par le recours à la fiction fantoche de la « communauté » comme dernière barrière avant les barbares.
Dans un monde dont l’évidence première est qu’il doit se transformer de fond en comble pour ne pas s’écrouler sous son propre poids, il nous semble tragique de voir tout mouvement ainsi neutralisé. Dès que l’on sort des clous des dispositifs sécuritaires, l’on se retrouve désigné comme oscillant au bord d’un « terrorisme » aussi flou qu’angoissant. Suspendues au spectre d’apocalypses potentielles - écologique, politique, économique…- nos sociétés traitent en cataclysme tout ce qui prétend dépasser leur immobilisme.
Nous disons qu’il y a défaite chaque fois qu’un rapport mimétique au pouvoir nous amène de notre côté à nous constituer comme force brute répondant à la force, chaque fois que l’ordre est à même de capturer à même nos visages la caricature qu’il venait y chercher : le simple désordre destructeur. Black bloc ? Se souvient-on que lors des manifestations du 1er mai, à hauteur de la gare d’Austerlitz, la foule en noir s’est fendue pour laisser passer un camion de pompier qui préféra pourtant ne pas intervenir ?
Intellectuellement, la critique de l’économie libidinale, du biopouvoir, du savoir objectivé, de la propriété et de la misère de l’individu-atome ne sont plus à faire. Nous en héritons et nous en prenons acte. Mais c’est dans la différence avec le monde tel qu’il va que s’élaboreront les formes destinées à prendre la relève d’une civilisation qui est la première à se critiquer et à décréter vitale sa révolution. Chaque crise est alors l’occasion d’expérimenter l’insuffisance de l’ordre actuel et de reconnaître comme possible le dépassement de ses évidences tronquées. Mais parallèlement, à chaque secousse se resserre la camisole des économies qui nous tiennent.
Nous ne sommes pas une jeunesse violente. Nous sommes une jeunesse qui se heurte au blocage de toutes les issues de secours d’un monde qui coule. Nous ne sommes pas une jeunesse sans idées. Nous sommes une jeunesse qui pense demain dans l’angle mort des évidences d’aujourd’hui. Ce sont dans ces souterrains que l’intelligence de l’époque a engagé ses forces vives, et c’est là qu’il faut en aller chercher l’image vraie.
Non-Comité du 2 mai