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La réflexion conduit deux personnes à exposer l’analyse systémique du milieu professionnel dans lequel ils ont été immergés durant de très longues années. Le discours pourra être jugé comme critique, il l’est ; mais il peut être considéré comme un discours réaliste puisqu’il repose sur l’observation et l’enregistrement de faits avérés.
Il dresse un état des lieux de la manière dont le sport de haut niveau -non professionnel- fonctionne ou pour être plus précis comment il a fonctionné pour eux -à l’endroit ou aux endroits où ils se situaient- ; pour certains les propos paraitront exagérés, ils s’indigneront vraisemblablement qu’un tel discours puisse être tenu, surtout à l’approche des Jeux, en dénonçant le manque d’objectivité de ses interlocuteurs et en maudissant leurs auteurs. Pour d’autres ils acquiesceront, dans le silence pour la plupart d’entre eux, car la loi de l’omerta prévaut dans ce milieu comme dans beaucoup d’autres.
Le lecteur comprendra dès lors que l’un d’entre eux souhaite rester anonyme -celui qui a assuré le fond de ce texte- ; l’autre -votre serviteur- ne craint plus rien, il est désormais à la retraite et libéré, si je puis dire, du droit de réserve. A eux deux, ils représentent : une vingtaine d’ouvrages écrits à titre d’auteur principal ou à celui d’associé (co-auteur) et ils représentent plus de 70 000 ventes en rapport avec l’entraînement sportif et ses méthodologies. C’est dire qu’on ne peut les considérer comme des « losers » ; ils ont été dans beaucoup de situations à la manœuvre des formations et/ou à la gestion de services ayant vocation à accompagner les acteurs du sport de haut niveau dans des endroits parfois très prestigieux, soit comme formateur, soit comme entraîneur et/ou préparateur physique. C’est dire que leur discours ne peut être considéré comme nul et non avenu.
L’article ne présage pas de ce que la France va atteindre comme résultat à l’occasion des Jeux de Paris 2024 ; on peut s’attendre à un certain succès compte tenu des engagements financiers qui ont été concédés par l’Etat. Mais il présage de l’avenir en abordant des questions de fond ; la façon dont elles seront traitées à l’issue des Jeux déterminera en grande partie la suite du mouvement.
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Les personnes brillantes, innovantes, avec des capacités hors normes, sont par nature des gens rares. Cela signifie qu’ils font exception. Exception à quoi ? A la norme, qui par définition est plus proche de l’ordinaire, de la moyenne, et donc, par extension, de la médiocrité. Un système complexe, comme peut l’être celui d’un ministère, d’une fédération sportive, ou plus généralement d’une société, regroupe toutes sortes d’individus, et cette somme ne contient pas, par essence, que des personnes qui sortent de la norme puisque c’est ce système lui-même qui finit par représenter la norme.
- Comment jugez-vous la société ou l’entreprise dans laquelle vous êtes immergé en tant que professionnel : est-elle une société à tendance normative c’est-à-dire une société « qui renforce, rend conforme ou réprime les écarts par rapport à la norme sociale établie» ou bien est-elle une société relativement ouverte qui entérine, voire encourage, l’expression des différences interindividuelles ?
- A noter concernant l’utilisation du mot « norme » : l’augmentation progressive dans le temps de son utilisation dans un journal comme celui de « Le monde », le mot ayant atteint son apogée en 2019 (source : « La langue française »)
A part quelques exceptions, il s’agit souvent, en ce qui concerne le monde sportif, de sociétés normatives qui pour fonctionner doivent entretenir, comme tout système complexe, un état d’homéostasie, c’est-à-dire un équilibre relatif autour de constantes qui leur permettent de survivre. Les décideurs du sport français sont, quoi qu’on en pense, en majorité des bureaucrates, et comme l’explique Nassim Nicholas Taleb (Jouer sa peau) : « la bureaucratie est un mécanisme par lequel une personne est confortablement coupée des conséquences de ses actes.» Et même si certains ne l’étaient pas au départ (des sportifs de haut niveau sont devenus de célèbres bureaucrates, oubliant au passage leurs origines), la situation douillette du pouvoir facile, celui de la décision, les préserve des conséquences d’un succès ou d’un échec. Même si certains peuvent être réprimandés, changés de service, ils conservent finalement leur poste de fonctionnaire -voire ils sont promus- et le système continue de tourner, comme un jeu bien connu de chaises musicales. La pensée paresseuse finit par l’emporter.
- « La pensée paresseuse », c’est la pensée qui ne prend aucun risque parce qu’elle ne sort pas des « sentiers battus ». Elle est à l’origine de l’absence de création et d’innovation, voire d’ambition.
- Pendant un certain nombre d’années, j’ai travaillé à développer la pensée divergente de nos collègues – par opposition à la pensée convergente (lire Guilford), non pas afin qu’elle s’institue comme un contre-pouvoir mais comme une force de proposition pour ouvrir de nouvelles voies. C’est à cette occasion notamment que j’ai pu mesurer la force de la résistance induite par notre système éducatif, compris dans son sens le plus large ; il vise dans bien des cas à offrir pour toutes réponses aux problèmes « singuliers, dynamiques et incertains » que nous rencontrons dans l’exercice quotidien du métier, des réponses toutes faites et parfois inadaptées, désuètes et délétères pour certaines d’entre-elles.
- Il faut apprendre à considérer que ce qui « a marché » hier ne marchera peut-être plus demain et que l’entraînement restera toujours à inventer ; que les réponses sont à construire, parfois en acceptant ou en osant sortir du système et de ses représentations bien connues.
- Qui sont les créateurs de génie ? La réponse que je vous suggère est issue des nombreuses lectures et constats établis à ce sujet :1) Les trouveurs : ils font la découverte de quelque chose, soit par hasard soit de façon intentionnelle, après avoir beaucoup recherché pour la plupart. 2) Les esprits sensibles : ils voient des nuances là où d’autres ne voient que du noir ou du blanc, grâce à un développement des sens particuliers. 3) Les révolutionnaires : ils sont les tenants d’un changement brusque d’ordre culturel, méthodologique ou du point de vue des contenus, prenant ainsi le contre-pied des conceptions et usages habituels. 4) Les curieux insatisfaits et perfectionnistes : toujours à l’affût de quelques nouvelles voies, toujours plus adaptées, toujours plus précises.
C’est tout à fait ça, mais les personnes qui sortent de ces normes bouleversent l’équilibre du système ; ceux qui pensent différemment, qui vont trop vite, qui ont trop d’idées, qui ont une capacité de travail plus grande, une vision plus profonde. Ils sont également des révélateurs des manques du système et de la médiocrité de ses constituants. Celui-ci va donc naturellement chercher à les éliminer puisqu’ils menacent son équilibre. Comme l’explique Howard Bloom (Le Principe de Lucifer, Le Cerveau Global) : « Cette tyrannie d’appartenance punit les perceptions qui ne coïncident pas avec celles de la majorité.» Et malheureusement, comme l’affirme le proverbe japonais : le clou qui dépasse appelle le marteau.
- Pourquoi les idées les plus révolutionnaires ou tout simplement, les plus novatrices sont-elles réprimandées, occultées ou combattues ? Pourquoi leurs auteurs sont-ils montrés du doigt, parfois mis au banc de la société. Ils sont nombreux les grands penseurs à avoir souffert, dans leur âme et dans leur chair, de cet ostracisme. Qui fait obstacle ; qui a peu de perdre un peu de son pouvoir dans toute cette histoire ?
- Je souhaite citer ici les propos de Nietzschze : « La disproportion entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée en ce que l’on ne m’a ni entendu, ni même aperçu. Je vis du seul crédit que je m’accorde. Peut-être même mon existence est-elle un préjugé ».
Il n’est pas question bien entendu de se comparer à Nietzsche, mais il parait nécessaire de bien prendre en considération que la production de performances humaines, quelle que soit leur nature, requiert des personnes hors normes, capables d’aller vite, de penser en dehors de la boîte, d’avoir une capacité de travail importante et une véritable vision favorisant une mise en place méthodologique pertinente et des projets ambitieux. C’est ça la réalité et l’avenir. Comme l’exprime encore une fois Howard Bloom : « La conformité exigée par le système adaptatif complexe procure la stabilité à un groupe social. Mais pour s’ajuster, le système a besoin d’une bonne dose d’un autre ingrédient : l’originalité. La capacité de se plier, de s’étirer, et de créer ne provient pas des agents de conformité mais de leurs indispensables antagonistes : les générateurs de diversité. » Ceux-là même que le système cherche souvent à éliminer et qui doivent consacrer leur ingéniosité à sauver leur place au lieu de la mettre à profit de la performance. Et lorsqu’ils ne le font pas, le système les élimine sans scrupule.
- La métaphore du puzzle que j’ai souvent utilisée en formation me parait intéressante à prendre comme exemple : c’est parce que chaque pièce est différente des autres, que l’objectif d’assemblage et de création d’une image peut être atteint. La différence confère du sens et imprime de la valeur ajoutée, pour peu que l’on accepte un principe qui est celui de la complémentarité entre toutes choses.
Bien sûr, diversité et complémentarité sont producteurs de richesse pour peu que l’on s’accepte et se respecte. Mais malheureusement l’esprit carriériste combiné à la médiocrité fait que l’on aboutit à un paradoxe qui explique en grande partie les difficultés du sport français, et pas seulement du sport d’ailleurs : on essaie de rechercher de la performance avec un système qui va chercher, pour se préserver, à éliminer les personnes qui seront capables de produire de la haute performance. Et, pour citer une fois de plus H. Bloom : « Grâce aux agents de conformité et à la lâcheté, un pouvoir insignifiant peut aller très loin.» Et lorsque la pression augmente à l’approche d’échéances exceptionnelles (Jeux de Paris par exemple), la peur exacerbe les mécanismes de protection, les groupes se resserrent pour gagner en influence et en force. « Dans les périodes difficiles, les groupes humains renforcent leur unité, ravalent leurs idées, se rassemblent autour de leurs chefs, et vident leur sac à ceux qui ne parviennent pas à imiter fidèlement les patrons. Les membres du groupe projettent leurs émotions interdites sur les autres, et, dans leur férocité, deviennent les agents des normes du groupe. Ils repèrent le plus petit péché chez leurs congénères et le punissent avec intolérance. »
- Dis-moi à quel groupe « tu » n’appartiens pas et je te dirai ce que tu encours comme risque(s)… Je te dirai également ce qui ne peut être dit, voire pensé, au risque de te retrouver isolé puis « débarqué ». Ayant acquis une réputation qui a toutes les chances de te suivre pour le reste de ta carrière.
- J’ai eu globalement d’excellents chefs ; ils possédaient tous la même qualité : ils étaient fiers de m’avoir recruté et j’étais fier en retour de compter parmi leurs forces vives. Nos relations étaient extrêmement fluides et équilibrées, parce que je correspondais à ce qu’ils recherchaient : de quoi alimenter « le feu sacré » ! Et le respect mutuel voire la fierté de travailler ensemble s’installaient alors de façon tout à fait naturelle ; jusqu’à susciter une réelle affinité voire amitié entre les différents protagonistes.
Tout à fait, il en ressort donc qu’il ne peut y avoir de haute performance qu’avec un fonctionnement de type privé, exigeant, centré sur la performance, capable de prendre des risques, et pour reprendre le titre du livre de Nassim Nicholas Taleb, capable de « jouer sa peau ». Parce « qu’il n’y a pas d’évolution sans risquer sa peau.»
- Car la vie elle-même est prise de risques. La question est de savoir si dans un contexte de haute concurrence, il est encore possible de gagner sans opérer quelques remises en question -elles sont souvent nécessaires, voire vitales pour la bonne conduite du projet- ; sachant que les autres, nos adversaires et néanmoins amis, « ne nous attendrons pas ». Qu’ils chercheront bien au contraire à jouer de leur différence, à la recherche d’une valeur ajoutée ou du gain marginal qui conduit à la victoire finale ou plus simplement, au succès.
- Les sociétés d’aujourd’hui cultivent la peur en tout et de tout ; « elles se bouffent de l’intérieur », incapables d’avoir une vision trans dimensionnelle et philosophique de la VIE. En gros, ce n’est jamais le bon moment pour opérer des changements ! Elles considèrent trop souvent qu’il y a plus de risques que d’avantages dans l’opération qui pourrait conduire chacun, selon les circonstances, à « OSER ».
Encore une fois, pour paraphraser Taleb : « Ceux qui parlent devraient faire et ceux qui font devraient parler». C’est une maxime que le sport français devrait s’appliquer plus souvent. D’ailleurs, lorsqu’il y a réussite, c’est souvent avec des personnes à qui on a donné les moyens, ou bien qui se sont donné tout seul les moyens, de mettre en œuvre ce qu’ils ont pu expérimenter sur le terrain (Galtié au rugby, Deschamps au football, Tillie au volley-ball, Bauer en escrime… et j’en passe). Point n’est besoin d’avoir soi-même été un très grand sportif pour être un très grand entraineur, en revanche avoir été entraineur pour être décideur est, à mon sens, une vraie nécessité. Et ce n’est pas le cas de tous les gratte-papiers et autres bureaucrates qui bloquent le sport et ajoutent une inertie préjudiciable. Ils sont même souvent des entraineurs ratés, aigris, dont l’égo trouve sa satisfaction dans des postes de responsabilité qui leur donne l’impression de participer à la performance, alors même qu’ils en sont les fossoyeurs.
- Il faut que chacun s’interroge sur les raisons qui font qu’il est là, à cet endroit, à ce moment précis de sa carrière et sur les raisons qui font qu’il ne peut pas être ailleurs, au regard d’un chemin de formation et d’expérimentation qu’il a jadis choisi et qui détermine le champ précis de ses connaissances et compétences (sa réelle expertise). Ceux qui veulent être partout sont souvent nulle part…
- Je suis de ceux qui pensent de façon tout à fait intime, qu’il vaut mieux avoir été un entraîneur engagé concrètement, sur le terrain du terrain, pour pouvoir tenir les rênes des cellules visant la haute performance (pour prendre cet exemple). Or, force m’est de constater que dans certains cas, les personnes qui ont en charge de ce type de structure, à des niveaux parfois très élevés, n’ont jamais été immergé dans la conduite d’un projet concret de performance : au quotidien, face au sportif et sur le terrain, voire n’ont pas fait les études qui correspondent au développement de l’ensemble des connaissances et compétences qui devraient autoriser ou non le fait d’assumer ce genre de responsabilité.
- Je suis de ceux qui pensent que seule la pratique confère une légitimité à ceux qui doivent accompagner les acteurs de la performance ; parce qu’il y a dans ce domaine d’action, quelque chose qui ne s’explique pas qui est de l’ordre du sensitif et de l’intuitif (elle est de l’écoute, de l’observation, du ressenti). Qui relève de l’alchimie et de la reconnaissance entre pairs…
- Je suis de ceux qui sourient quand ils constatent que la référence en matière de management et parfois d’entrainement, est souvent devenue celle d’un homme assis dans les tribunes, un ordinateur placé sur les cuisses et un tableau Excel ouvert plein écran. A l’inverse, je suis de ceux qui ont revendiqué et assumé leur rôle auprès des acteurs en pratiquant l’observation participante. Elle se caractérise par une immersion au plus près des phénomènes -in situ, pour en comprendre la texture profonde ; au plus près notamment des acteurs pour pouvoir appréhender leur fonctionnement intime. Pour cela je me suis déplacé partout et pour tout, respectant à chaque fois la position de neutralité qui devait être la mienne, parce que je reste persuadé que la réalité s’inscrit dans un niveau de détail que seuls les yeux et/ou les oreilles peuvent déceler.
Oui, et beaucoup de ces décideurs du sport sont en fait le véritable frein à la performance. Ils appliquent ce que dépeint Isabelle Barth, dans sa conférence TedEx, la Kakistocratie, le gouvernement par les pires. Cela consiste, au niveau des individus, en 3 comportements que l’on rencontre classiquement :
- Le principe de Peter: plus on monte dans la hiérarchie et plus on risque d’atteindre un niveau où se révèlera notre incompétence. Grâce à l’ancienneté, les réseaux ou le copinage, on peut ainsi constater que parmi les personnes promues, certaines ont été placées, de fait, en situation d’inaptitude dans leur fonction.
- Le piège de la compétence: lorsque vous êtes manager et que vous avez quelqu’un de très compétent dans votre équipe, vous ne voulez pas le perdre. Donc vous allez surnoter les incapables et les inexpérimentés pour qu’ils partent vers des promotions et que vous puissiez garder le précieux expert qui fera briller votre service.
- La peur de la compétence: si vous n’êtes pas très qualifié et efficace, et qu’on vous demande de recruter des experts, vous courrez le risque qu’ils révèlent votre incompétence, ou pire, qu’ils prennent votre place. Donc on recrute des moins compétents pour continuer à dominer et à briller.
Et au niveau des systèmes, cela fonctionne par 3 grands leviers :
- La dette: si vous recrutez quelqu’un qui n’est pas très compétent pour le poste, il vous sera redevable toute sa carrière.
- La configuration clanique: le plus important est d’embaucher les membres du clan. Le clan se moque de la performance, son seul objectif c’est de se perpétuer.
- La négation de la personne au profit du système: on se moque de savoir qui est compétent ou incompétent, mais c’est le système qui décide (système totalitaire).
- Mais il faut beaucoup de courage et d’honnêteté intellectuelle, de modestie également pour atteindre ce niveau d’analyse qui a trait tout-à la fois à notre propre fonctionnement et à celui du système dans lequel on est amené à s’exprimer. Les formations du type « mieux se connaitre pour… » (proposées par l’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance) encouragent chacun à porter un double regard sur son propre fonctionnement, je dirais : d’homme (la place et le rôle notamment joué par l’égo) et sur les implications qu’il peut exercer sur les collègues et les structures. C’est en activant les différents types de cerveau dont le cerveau empathique que se trouve la solution ; ne pas en tenir compte est trop facile !
- Pourquoi « empathique » ? Parce qu’il parait nécessaire lorsqu’on est un manager comme lorsqu’on est un entraîneur, de pouvoir raisonner en prenant en considération ce qu’est « l’autre » intrinsèquement (son parcours de vie, ses traits de caractère et/ou son profil psycho-sociologique, sa motivation, etc.) et ce qu’il représente comme attributs particuliers (sa trajectoire professionnelle, ses perceptions, les valeurs qui lui sont chères, etc.). J’appelle cela : le respect.
L’honnêteté et l’empathie ne sont pas la règle dans ces systèmes. Copinage, cooptation, renvois d’ascenseurs, réseaux d’influence quasi mafieux, font semblant de faire évoluer le système mais en réalité rien ne bouge. Sitôt qu’une initiative nouvelle arrive sur le devant de la scène elle se retrouve engluée, ralentie par ces mêmes personnes qui font l’échec du système. « Les adorateurs de la certitude aiment que rien ne bouge, ils affectionnent les pensées répétitives et les récitations de la doxa, alors que les explorateurs aiment se décentrer d’eux-mêmes pour explorer des mondes imprévus où tout est toujours nouveau… Le groupe tend spontanément à évoluer vers une morale perverse où l’on se solidarise entre proches, en se coupant de ceux qui pensent autrement, en ignorant leurs souffrances, en les laissant mourir avec indifférence et parfois même en éprouvant un discret plaisir.» (Boris Cyrulnik, Le laboureur et les mangeurs de vent).
- Toute ma vie, j’ai tenté d’accélérer les systèmes dans lesquels j’avais été intégré parce que je les trouvais trop lents, trop frileux. Avec beaucoup d’énergie et en embarquant avec moi, tous ceux qui voulaient aller de l’avant, même si leur avis était différent du mien. Parce que je pense que chacun détient toujours un bout de vérité ; parce que j’ai toujours prétendu qu’un homme qui n’avance pas est un homme qui recule.
- On m’a souvent reproché d’avoir fait « sans » -les autres, l’avis des supérieurs hiérarchiques… souvent des administratifs ! - mais la réalité c’est que lorsque vous vous adressez à un ensemble de personnes dont certaines ne voient pas l’intérêt d’un changement, le résultat aboutit in fine à ce que l’on ne fasse rien. Je dois vous avouer quelque chose de terrible, j’ai appris avec le temps que pour faire passer mes idées, il fallait que je fasse croire à mes supérieurs qu’ils en étaient les auteurs ; qu’elles étaient excellentes ces idées et qu’elles marquaient une avancée certaine…
- L’inertie engendrée par les mentalités « froides et calculatrices » est un frein au changement ; elle ne crée pas l’engouement nécessaire à la conduite des plus grands projets. Elle n’est pas libératrice des forces vives mais engendre bien au contraire une peur qui est celle globalement de l’incertitude et du déclassement. Parfois, elle témoigne d’une véritable incapacité à se renouveler ; malheureusement, elle rassemble beaucoup…
Parce que c’est confortable, le non mouvement. Et si en plus vous restez planqué dans l’ombre des décideurs, ceux-ci peuvent sans vergogne pratiquer la maltraitance. On ne compte plus le nombre d’entraineurs licenciés simplement parce qu’ils étaient en désaccord avec leur gouvernance sur le moyen de produire de la performance. Dans le confort feutré de leurs bureaux ou des salons VIP, coupés de toute relation avec la sueur, le sang, les émotions, la douleur, et la solitude de l’entraineur de haut niveau et de ses sportifs, les décideurs coupent des têtes sans manifester la moindre humanité. Et ils sont suivis par un cortège de disciples qui préfèrent fermer les yeux et hurler à leurs côtés plutôt que de perdre leurs privilèges (leur accréditation au village olympique par exemple qui est le graal pour lequel le plus d’énergie est consacrée). « Quand on hurle avec les loups, on finit par se sentir loup. Le sentiment d’appartenance est tellement sécurisant et euphorisant qu’on se laisse griser. Même la violence quand on crie ensemble finit par donner un sentiment de force agréable.» (B. Cyrulnik). Et pour garantir la sécurité de leur système, les décideurs-manipulateurs font signer aux entraineurs un devoir de réserve qui les musèle complètement, ce qui les arrange bien car ils peuvent faire régner une omerta sur les dysfonctionnements. Et même si les enquêtes d’une commission parlementaire lèvent quelques lièvres, elles sont loin du compte !
- Nous sommes quelques-uns, à avoir subi à un quelconque moment de notre carrière, l’absence de vision de ceux qui étaient aux commandes. Comme me l’avait dit l’un d’entre eux, « soit tu rentres dans le moule, soit tu t’en vas» ! Le silence et la conformité aux idées reçues s’achète et c’est à ce prix que se détériorent les relations et la confiance entre collègues ou pairs. Et vous vous retrouvez en minorité alors même que de nouveaux concepts, de nouvelles manières de penser et de faire surgissent ailleurs, enrichissent et oxygènent les systèmes … confèrent un sens particulier à nos actions qui ne deviennent plus celles d’un simple reproducteur.
- Comment faire pour qu’un acteur se trouve pleinement engagé et responsabilisé dans un projet de réussite ? Pour qu’il donne le meilleur de lui-même ? Pour qu’il soit heureux tout simplement dans l’exercice de sa mission ? Quant au final, vous vous apercevez que le projet n’est pas celui de l’établissement dans lequel vous travaillez, mais celui des hommes qui le gouvernent -qui sont de passage, qui ont été « promus » - ; quand vous constatez qu’il y a parfois et même souvent, il faut bien le reconnaitre, une certaine dose d’ego ou de carriérisme dans le fonctionnement de ceux qui vous dirigent.
Totalement, et pour citer une nouvelle fois Isabelle Barth : « Les kakistocraties se reproduisent, mais elles ne doivent pas être une fatalité, il faut briser ces chaines.»
- La question essentielle est celle de la confusion des rôles et des compétences ; certains confondent la mission centrale qui est la leur qui consiste à gérer un ensemble -ils sont avant tout des administrateurs, développant une vision d’ensemble- avec celle qui caractérise la compétence des experts ou des « alchimistes » qui travaillent avec un certain talent, au plus près de la matière, qu’elle soit vivante ou inerte ! Mais les technocrates sont devenus dans un très grand nombre de circonstances, « les maitres du monde » ; dans certains cas, les chiffres ont pris la place des humains et les analyses quantitatives se sont substituées aux analyses qualitatives.
- Il nous reste une seule solution à nous, acteurs de terrain, responsable direct des résultats, c’est celle de dénoncer les abus de pouvoir, les impostures et les manquements.
C’est certain, il faut dénoncer ces impostures, parce que des individus seuls ne suffisent pas pour assurer la réussite d’un système. Pour réussir le groupe doit faire corps avec pour ciment trois sentiments : de sécurité, d’égalité et de confiance. Malheureusement, les comportements de certains décideurs et de ceux qu’ils ont cooptés font apparaitre de la violence et des inégalités qui sont corrosives pour la cohésion sociale. Comme l’expliquent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (L’entraide, l’autre loi de la jungle), « le fossé entre les classes devient toxique. Il mine les sentiments de confiance et d’équité, ainsi que la membrane (protectrice) du groupe. Pire : plus il y a d’écarts entre classes, plus les individus aisés ont tendance à se refermer sur eux-mêmes, et plus les classes aisées s’isolent des classes inférieures (et, malheureusement, plus elles accaparent le pouvoir). Le résultat ? Un désinvestissement général et une baisse de niveau global de richesse du groupe.» A l’échelle d’un système sportif (ministère, fédération), cette spirale infernale des inégalités entre ceux qui se sont accaparé le pouvoir, et le mépris parfois exprimé pour celles et ceux qui travaillent dans l’ombre, sans reconnaissance, devient un facteur aggravant de l’effondrement de ce système en précipitant l’effondrement de l’entraide dans le groupe. Comment réussir si nous n’avons plus confiance dans le système, si l’on ne se sent pas en sécurité et que l’on vit régulièrement injustice et iniquité ?
- Comme je l’ai écrit par ailleurs, sous forme de question, une société sans humanité ne risque-t-elle pas in fine, de devenir, une humanité sans société ? C’est la tendance que l’on observe aujourd’hui avec la multiplication des approches claniques qui caractérise la société française et qui s’explique en très grande partie par la disparition d’un certain nombre de valeurs morales (à quand une approche éthique relative au fonctionnement de nos institutions ?) et l’adoption de procédures que l’on pourrait qualifier de « brutales ». Chacun défend son propre point de vue même si celui-ci peut apparaitre comme partial et partiel et la position sociale qu’il occupe au sein du système … se fédère ou se rallie en fonction de ses attentes personnelles et ne réfléchit plus à la façon dont il devrait ou pourrait participer au développement « du bien » commun et universel ».
- Le peuple ne fait plus « un » parce que les pouvoirs de certains se sont imposés en éliminant tout ce qui faisait obstacle à leur intérêt personnel. La perte de confiance gagne absolument toutes les strates de la société ; l’indifférence ou la fuite nous guettent, parfois l’attaque s’impose !
Absolument, et lorsque des évènements sont susceptibles de mettre en danger les groupes qui œuvrent à la réussite d’un projet (comme l’approche des Jeux à domicile par exemple), beaucoup craignent que leur environnement social ne périclite. Certains se sentent menacés, sont méfiants et commencent à cesser de croire en leur futur. « La méfiance puis la défiance se généralisent, selon le terreau culturel et idéologique et les normes sociales s’évanouissent du simple fait que les gens cessent d’y croire et d’y participer.»
« Malheureusement, reconstruire la confiance, la réciprocité, le bien commun, et plus globalement l’entraide, est beaucoup plus long que de les détruire. La raison en est simple : la non-coopération ne requiert pas autant de coordination que la coopération. Ne pas coopérer signifie généralement se retirer. Pour coopérer, les gens doivent non seulement se faire confiance mutuellement, mais ils doivent aussi se coordonner sur la base de normes sociales que tout le monde comprend. »
- Il n’est pas difficile de commander, il est beaucoup plus difficile d’œuvrer à une augmentation de l’adhésion de tous et de chacun aux projets d’une communauté et/ou de la société. Un certain nombre de managers est persuadé qu’il fait l’unanimité (certains se considèrent comme de véritables « hommes providentiels » … des sauveurs) ; qu’ils acceptent de procéder comme cela a été le cas dans l’exercice de mes fonctions, de se faire évaluer : par leurs pairs et de façon régulière. Cela devrait constituer une priorité, voire une obligation.
- Je vous vois sourire : d’un seul coup le risque devient énorme, il a toutes les apparences de celui qu’encourent les hommes de terrain ! Au final, vous avez réussi ou pas ; la preuve par les urnes ! En proposant une enquête au caractère anonyme, ils découvriront la vérité ; cette vérité que les administrés ne peuvent dévoiler parce que l’enjeu devient le limogeage ou la mise « au banc des accusés ».
Pour compléter cette idée, j’aimerais soumettre quelques passages empruntés au général Pierre de Villiers dans son livre « Qu’est-ce qu’un chef ? ».
« L’adhésion qui unit un chef à ses collaborateurs : une vision partagée, une autorité rayonnante et convaincante qui aboutit à une obéissance active et non passive…
Pour susciter l’adhésion il faut absolument de grands desseins, qui donnent du sens au travers d’un projet, mais avant tout une vision commune, fédératrice et attractive. Au cœur de cette vision, chaque femme et chaque homme composant la communauté doit trouver son compte individuellement et collectivement. …
L’Autorité avec un grand A est celle qui ne tombe dans aucun des deux pièges qui la guettent. Ni l’abus de pouvoir qui détruit l’autorité, ni la démagogie qui est la négation même de l’autorité. Ni la coercition ni l’argumentation. Ni la dureté froide ni la mollesse tiède…
Quand l’autorité est excessive, la confiance de ceux sur qui elle est exercée est trahie. Quand l’autorité fait défaut, l’indécision s’installe. De l’indécision nait l’ambiguïté. De l’ambiguïté nait la confusion. Ce sont là les deux plus sûrs chemins vers la défaite…
On ne nait pas chef, on le devient par le travail et par l’effort, mais surtout par l’écoute, le respect et l’estime des autres. L’autorité passe par la confiance et pas par la seule compétence. Vous ferez autorité par votre expertise, mais surtout par votre charisme, vos qualités de leadership et d’entrainement. La nécessaire proximité du chef l’éloigne de l’élitisme parfois méprisant ou tout simplement ignorant…
Le chef s’impose quand il en impose d’abord par son exemplarité…
L’exemple que donne le détenteur du pouvoir porte plus que sa voix ; c’est lui qu’on retient. De ce point de vue le chef doit se maitriser pour maitriser le pouvoir qu’il exerce…
On n’a jamais rien trouvé de plus solide, ni de plus efficace, que l’exemplarité comme fondement d’un management réussi. L’exemple commande. Il s’agit moins pour le chef de « faire un exemple » que « d’être un exemple » !...
L’exemple élève. Je parle ici de l’exemplarité vis-à-vis de soi-même ; ce combat quotidien qui nous permet de nous regarder dans la glace, le matin, et de grandir, un petit peu, chaque jour. Il porte un nom que l’on connait bien dans l’armée, mais qui ne lui est pas réservé : l’honneur…
Enfin, l’exemple se construit sur la cohérence entre les paroles et les actes. Il ordonne, pas dans le sens de « donner un ordre », mais dans le sens de « mettre les choses en ordre ». Pour y parvenir, il ne faut pas chercher à être irréprochable, à forcer sa nature ; mais seulement à faire son devoir. Ne pas prendre la lumière mais la faire rayonner. Le chef est celui qui crée une atmosphère, une ambiance, un climat… »
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A la fin, on récolte ce que l’on a semé. Dans cet article, nous avons pris la responsabilité de dire ce que nous pensions, et ce qu’il risquait d’advenir si les choses n’évoluaient pas dans un sens qui est celui que nous appelons de nos vœux. Notre démarche s’est voulue intellectuelle et honnête, franche également. Je suis certain que le lecteur quelque soit son avis, appréciera la caution bibliographique qui aura servi de support au corps de texte.
Nous n’avons voulu blesser personne mais nous pensons que chacun dans cette société doit ou devra également prendre ses responsabilités. Dès lors qu’à l’issue des Jeux, les premières analyses surgiront.