J'ai discuté avec de nombreuses personnes de cette question : pourquoi brûler des édifices publics, des écoles, des mjc, des bibliothèques?
Un texte de Victor Hugo (je vous laisse trouver la version complète et la lire) a circulé sur internet d'une manière fort curieuse. Hugo, horrifié par l'incendie d'une bibliothèque, rappelle vivement à un insurgé tous les bienfaits de la connaissance libératrice portée par les livres. Et comme souvent chez Hugo c'est d'un lyrisme fort et juste.
Je me suis permis de signaler plusieurs problèmes à ceux qui ont diffusé ce texte. Tout d'abord le titre, déterminant pour la compréhension, n'est signalé qu'à la fin. C'est : « A qui la faute ? » Pour la signifiance du texte, cela a son importance. Ensuite, le texte est tronqué de son dernier et crucial vers. Une fois le sermon vantant les bienfaits du livre délivré à l'insurgé, ce dernier répond : « Je ne sais pas lire. »
Erreur involontaire ? Manipulation, instrumentalisation du texte et de Hugo à d'autres fins ? Toujours est-il que présenté ainsi, ce texte devient un bréviaire de morale facile administré à un insurgé débile, inconscient de ses actes, fautif et méprisable. Les commentaires que j'ai lus abondent en condamnations et propos anti jeunes et racistes : notre jeunesse aurait le cerveau peu ou pas câblée, juste capable de tweeter des wesh wesh laconiques. Elle est infériorisée et suspecte d'être l'ennemie de la démocratie, rien moins. Et le père Hugo reçoit des saluts qui l'auraient révulsé.
J'ai donc fait ma petite enquête et mis en com un extrait du texte suivant, trouvé sur le site au nom cocasse « Etaletaculture ». Voici l'extrait censé remettre l'église rhétorique d'Hugo au centre du village numérique :« Une bibliothèque qui part en fumée ! Tragédie culturelle, évidemment ! Victor Hugo oublie peut-être un peu vite que la bibliothèque n’était pas la cible privilégiée par les insurgés mais un « dommage collatéral » : c’est bien le palais des Tuileries dans son ensemble, en tant que symbole du pouvoir royal – et donc d’oppression du peuple – qui est visé. N’oublions pas que, dans le même temps, la troupe tue entre 6 000 et 30 000 insurgés (selon les sources) et fait plus de 40 000 prisonniers ! Ce geste symbolique de destruction de la culture est évidemment regrettable. À la fin du XIXe siècle, nombre de Français sont illettrés ou analphabètes. Dans ce contexte, toute la rhétorique du poète tombe à plat dans le dernier vers… « Je ne sais pas lire » lui répond son interlocuteur à l’issue son brillant plaidoyer : comment peut-il dès lors comprendre l’importance symbolique des livres ?
Le titre du poème nous montre que Victor Hugo n’en veut pas spécifiquement aux incendiaires. À qui la faute ? À de pauvres gens qui se battent pour vivre décemment ? Ou à l’État qui organise la mise à l’écart sociale et culturelle de toute une partie de la population ?
S’il ne soutient pas du tout la Commune, un mouvement qui ne mène à rien selon lui, il se montre aussi très critique envers le président Adolphe Thiers : "Thiers, en voulant reprendre les canons de Belleville, a été fin là où il fallait être profond. Il a jeté l’étincelle sur la poudrière. Thiers, c’est l’étourderie préméditée" Victor Hugo. Journal personnel "
En plus de signaler l'utilisation problématique de ce texte, j'ai indiqué une référence de sciences sociales traitant de ce sujet délicat. Et j'ai donc écrit le commentaire suivant : " Il faut lire le livre de Denis Merklen "Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?" Edité en 2013. Reprenant des travaux sociologiques menés en Argentine, Usa et chez nous en 2005, les recherches montrent que ces actes graves, qu'on ne peut que regretter, ne sont pas nécessairement que nihilistes ou symboles d'un déficit de la pensée." Il y a des travaux plus récents, s'intéressant aux dégradations de bâtiments publiques, que celles-ci émanent des Bonnets Rouges, des Gilets Jaunes, de la Fnsea (préfectures brûlées), des quartiers. Il y a nécessité à comprendre pour agir. La condamnation satisfaite, voir haineuse ou raciste, est elle aussi un déficit de la pensée.
Rien n'est facile quand la destructivité prend le dessus de toutes parts, et l'épisode récent des retraites qui a révélé un usage de la violence arbitraire qu'on avait cru réservé aux quartiers a au moins eu le mérite de tracer un trait d'union entre différents segments de la population. Un même ordre sécuritaire entend régler nos vies. Or cet ordre ne peut perdurer que par une course dans l'utilisation de la force au risque de dérapages dangereux.
Or avec Winnicott nous savons que la destructivité ne s'emballe que lorsque toutes les issues de l'humanisation se trouvent bloquées : celles de la parole, du lien, du secours, de la prise en compte de l'autre dans sa dignité. Il n'y a pas plus dangereux qu'un individu blessé dans sa dignité et qui n'a plus rien à perdre après de longues années de patience et d'humiliation.
Et la bonne nouvelle, c'est que nous savons comment remédier à cette destructivité. Non pas magiquement, certes, mais par la présence et l'engagement ferme et bienveillant : services publics, école, éducateurs (dont les associations ont été malmenées), travail, non discriminations, responsabilité des discours politiques dans l'intérêt de l'unité nationale (on est loin du compte avec une cagnotte de la honte non interdite à ce jour), police formée et républicaine dont nous avons vraiment besoin avec nous.
Alors on pourra traiter la délinquance en la ciblant sans la rabattre sur toute une population qui vit et travaille comme tout le monde. Nos décideurs ne savent pas construire des passerelles ni s'inspirer des actions novatrices menées par bien des acteurs de ces quartiers. Ils ne tiennent pas ou trop peu compte de la recherche en sciences sociales et font comme si la psychanalyse ne nous avait rien appris.