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Billet de blog 13 avril 2019

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Algérie : Epreuve et preuves de réalité

L'impressionnante et pacifique révolution algérienne qui émeut le monde entier peut être comprise comme l'affirmation de la réalité vécue d"un peuple et la révélation d'une autre réalité, celle d'un pouvoir et d'un système structuré par le déni et la falsification.

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 A l'heure où j'écris, il convient d'être prudent tant les heurts survenus ce jour à Alger peuvent laisser penser que la méthode musclée, façon Macron, pourrait être utilisée face aux millions d'Algériens, autant dire tout un peuple, qui pacifiquement disent leur rejet d'un système qu'ils endurent depuis trop longtemps ainsi que leur détermination à prendre en main leur avenir.

  Car nous vivons en direct un acte de repossession sans précédent de ce que l'on pourrait appeler le corps national de ce pays aussi bien que de sa subjectivité.

Ce corps métaphorique, que manifeste-t-il tous les vendredi? Il ose dire qu'il n'est pas exsangue, sonné comme on l'a laissé croire, soumis, désabusé et en panne d'idées. Il révèle que bon nombre d'observateurs se sont révélés incapables d'entendre sa réalité et ses mouvements profonds, ouverts aussi bien aux enjeux internes au pays qu'à ceux du monde. On peut certes objecter que de telles coalescences populaires ne sont pas facilement prévisibles, mais au moins il est fait preuve que cela ne peut que nous inviter à la modestie prédictive et à nous souvenir que les peuples déjouent bien les grilles de lecture dans lesquelles on veut les ranger. Un jour ou l'autre ils se soulèvent et vont au delà de la jaquerie ou l'émeute.

 On peut dire sans se tromper que les millions d'Algériens qui manifestent ne sont pas une addition de circonstance, hétéroclite, qui empile des slogans et déroule un catalogue de demandes irrealistes comme essaie de le faire accroire le chef d'etat major de l'armée. Non ce n'est pas une masse informe mais un véritable peuple-sujet qui prend la parole.  Ce peuple réclame un autre monde et prouve par son pacifisme qui n'est pas naïf, mais grave et joyeux, qu'un autre monde n'est pas seulement possible mais là, bien là sous les yeux de tous ceux qui ont vu sans vouloir comprendre ou pire, qui n'ont pas vu.

 Le " nous" algérien est assurément un "je" ouvert et décidé. Il dit assez, assez de notre révolution et de notre guerre que vous avez détournées ( les reférences à Novembre 1954 sont nombreuses) , assez du détournement de nos richesses, assez de notre pensée censurée, anémiée, manipulée, assez de notre créativité piétinée, assez de vos mains patriarches sur nos corps, sur nos moeurs. C'est d'un courage inouï pour qui sait ce que le peuple algérien a enduré de violences.

 Ce pays a conscience de lui-mëme, certaines voix le disaient, Daoud, des journaux déjà en 2014 font El Watan( voir sur Mediapart le film Contrepouvoir qui donne une belle idée du foisonnement de la pensée algerienne au sein de cette rédaction il y a déjà cinq ans). Mais c'est autre chose quand le peuple d'une seule voix fait entendre sa polyphonie et écrit ce qu'il a vécu,  ce qu'il ne veut plus vivre, son refus absolu de s'identifier au système paralysé et paralysant qu'incarnait la mascarade du corps de Bouteflika qu'on faisait encore bouger avec les ficelles du système.

 Bien sûr on peut se méfier des élans nationalistes qui poussent à l'adoration du drapeau et peuvent faire craindre le repli face au monde. Mais il n'en est rien : le drapeau affiche la liberté du peuple, la réappropriation de ce qui le fonde et l'unit, on s'en vêtit, il est la volonté de refonder le pacte initial de la révolution détournée par ceux que Kateb Yacine avait appelés les frères Monument.

 Ne nous y trompons pas. La joie des Algériens n'est pas une fête enfantine ou adolescente. Elle est consciente des réalités du monde et de la vie, hyperconnectée, éduquée. Imaginative, en témoigne son génie langagier. C'est que les affects intimes sont devenus collectifs et politiques. Ce n'est pas un simple cri du coeur, transitoire, dont viendrait à bout une présidentielle fixée le 4 juillet par les frères Monuments. C'est l'affirmation d'une âme parlante, décidée à durer : conséquente avec elle-même, elle veut installer une Constituante.

 Le pouvoir a montré ce qu'il en est du déni auquel il s'est agrippé. Volonté plus ou moins délibérée de ne pas voir, incapacité de traiter le peuple dans le respect comme s'il n'était pas sujet à part entière chez lui. L'outrance de la mascarade autour du corps de Bouteflika et les aveux de dernière minute de son clan-système que chante si bien la jeune Raja Meziane sont la preuve de l'aveuglement auquel mène le déni. Ce dernier croit qu'il peut faire tout plier sous son désir et son emprise et, à la place de la réalité vécue dans l'authenticité d'un peuple, il n'hésite pas à en imposer une autre,  de remplacement, falsifiée.

 Pour nous, descendants d' Algeriens nés en France, et probablement pour beaucoup de Français attachés aux valeurs de la République, nous ne pouvons que dire notre solidarité pour ce qui se passe en Algérie et tout faire pour qu'un changement pacifique advienne. Car ici aussi, nous connaissons cette part du pays qui nous relègue, nostalgique des colonies, islamophobe, incapable d'accueillir la diversité de l'histoire française dans le récit national et qui a encore bien du mal à entendre nos voix nouvelles décidés à vivre la parité citoyenne.

 Ces combats ne sont pas sans échos et sans liens avec ce qui se passe en Algérie même s'il n' y a pas évidemment identité des situations.  Il reste que c'est la même exigence face à l'Histoire, à la prise en compte de celle-ci, face à une demande de citoyenneté, face au déni récurrent qui nous veut victimaire quand nous témoignons des injustices subies du fait de notre appartenance à une minorité stigmatisée. Alors, pourquoi ne pas rêver d'aller librement d'une rive à l'autre, de s'enrichir mutuellement de nos expériences, créer l'avenir, ici et là-bas, hors de toute position de surplomb. Le rêve est toujours une graine qu'on sème. C'est dire ici que la révolution  qui a cours en Algérie est ouverte, elle ne souscrit pas à des utopies caricaturales et totalisantes, elle veut de l'air frais, des rencontres, des bouts de rêves réalisés. Que chacun puisse donner la mesure de son talent sans cesser d'être solidaire.

 Enfin, pour ceux qui projettent sur les musulmans ( la societé algérienne l'est majoritairement) une représentation univoque, il est temps de mesurer la complexité des mouvements en cours et de comprendre que le combat pour la modernité, la pluralité, est en train de se mener au sein même de ces sociétés.

 Preuves donc de la vitalité d'un peuple, de sa faculté à penser son passé et son présent, à avoir conscience de son corps et du monde, à s'opposer à la tyrannie du déni et de la falsification, de son civisme qu'on sous estimait. Mais aussi épreuve : car cette réalité du peuple-sujet est forte certes mais elle va devoir s'affronter aux forces de ceux qui ont déployé une énergie inouïe pour se maintenir. Lorsque le déni tombe, la joie cotoie la douleur et ceux qu'on voudrait balayés par la marée populaire son tentés , dans un dernier sursaut, de révéler la violence crue que masquait la fausse civilité de leur mascarade.

 C'est dire que le processus va demander courage et détermination dans la durée en dépit de possibles campagnes de menaces, d'intimidation, de manipulation visant à saper l'unité populaire et son moral.

Selmya : oui, mais à bien écouter les Algériens, le sourire et la pacifisme ne sont pas de gentilles postures hors sol, doucement idéalistes : c'est une fermeté qu'ils endossent en étant prêts à en payer le prix. Et, généreux comme ils le sont, ils renvoient au système l'image en miroir d'une dignité dont on aimerait qu'il s'en inspire. Il est encore temps.

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