« Ma fille est née le 6 octobre 2017 à 18h20.
Elle m’a été enlevée le 23 février 2023 à 9h par les forces de l’ordre.
J’ai parlé. Elle a été placée.
De victime, je suis devenue la mère aliénante (accusée d'aliénation parentale) qui instrumentalise son enfant sous couvert de conflit familial. Les services sociaux m’ont dit qu’il était in-entendable de parler de viol, d’inceste, de violences commises sur ma fille, sur moi-même et que j’allais devoir abdiquer sinon on me l’enlèverait, comme on m’enlèverait mes autres enfants. Les expertises, pourtant, sont claires et sans appel : ma fille de 5 ans a été victime d’une « effraction de nature sexuelle ».
Il m’a dit : « Tu vas me le payer, je vais tout t’enlever, te détruire, en miroir. Tu ne t’en relèveras pas. »
Je n’ai pas voulu céder, j'ai voulu la protéger. On m’a punie, humiliée sans jamais m’entendre.
Ma fille a cinq ans et demi. Je ne sais pas quand je pourrai la revoir tandis qu’elle est confiée à son bourreau. Ma parole a été décrédibilisée, les responsabilités inversées, la coparentalité forcée.
Je suis une mère propulsée sur le banc des accusés, mais aujourd'hui ma parole ne restera plus interdite et inaudible. »
Cette histoire-là commence en 2018, quand Camille [1]et le père de sa fille se séparent. Ils saisissent alors le juge aux affaires familiales afin d’organiser la garde de leur fille. Dans un premier temps, le père dispose d’un droit de visite à la journée, puis, à partir de novembre 2020, d’une garde alternée ; c’est à ce moment-là que tout bascule.
La pédiatre de l’enfant, constatant que celle-ci, alors âgée de trois ans, présente des vulvites de manière répétée au retour de chez son père, mentionne une « suspicion de sévices sexuels » sur le carnet de santé. Le comportement de l’enfant, « hypersexualisée, se masturbant, décrivant avec précision le sexe de son père et de son actuelle compagne »[2], alerte les assistantes maternelles ainsi que les responsables du périscolaires de son école, qui rédigent un document évoquant clairement leurs inquiétudes.
La rédaction de plusieurs informations préoccupantes, attestations et rapports d’experts permettent à Camille d’obtenir la garde exclusive de sa fille, avec visite médiatisée dans un relai pour le père… Pour protéger sa fille, Camille présente à la structure qui organise les visites médiatisées des certificats médicaux attestant des états manifestement dégradés que ces entrevues provoquent sur l’enfant. Les professionnels du relai ne les prennent pas en compte jugeant que Camille cherche ainsi à soustraire illégitimement l’enfant à son père.
Un véritable harcèlement judiciaire s’enclenche alors. Le père saisit la juge des enfants en invoquant le risque du suicide de la mère avec la mineure, après avoir présenté la mère comme une personne « hystérique » et « dépassée par ses émotions ».
Malgré les expertises, qui convergent pour établir que l’enfant « n’est pas apparue sous influence maternelle », que son état s’avère « compatible avec une effraction sexuelle qu’elle soit physique, visuelle ou auditive », et que les termes qu’elle utilise « plaident en faveur de la réalité d’une effraction de nature sexuelle », l’enfant sera finalement placée chez son père par la chambre d’appel des mineurs, dont la décision s’appuie exclusivement sur la notion de «Syndrome d’Aliénation Parentale».
Ce Syndrome d’Aliénation Parentale créé de toutes pièces dans les années 1980, et sans aucun fondement scientifique (voir article ici), a été largement repris et promu par les groupes masculinistes. Il est un verni pseudo-scientifique ayant pour effet de légitimer le sexisme de l’institution judiciaire. Et c’est pourtant à partir de cette notion que tout bascule pour cette mère et sa fille.
Le Syndrome d’Alinéation Parental permet aux magistrat·es de détourner le regard face à l’inceste et d’accuser les mères de manipuler, d’aliéner leurs enfants pour les éloigner du père. Tout est interprété contre la mère : sa manière de se présenter, de se défendre, et même les protestations de l’enfant contre le père violent. Les pères, comme c’est le cas de l’ex-compagnon de Camille, se présentent comme de bons pères, aimants, bien intégrés socialement et se positionnant en victime de la mère. Les enfants quant à eux, ne sont pas crus quand ils sont seulement entendus par la justice. Leurs propos sont détournés par une institution judiciaire misogyne, confortée par les défaillances des services de protection de l’enfance. Ainsi, le Syndrome d’Aliénation Parentale sert à justifier le retour des enfants à la garde de pères maltraitants et parfois même incestueux, sans même avoir été écoutés, comme c’est le cas ici pour la fille de Camille remise le 23 février, par officier de police interposé, à son père et sa compagne, qu’elle-même accuse de violences sexuelles.
Peu enclin à intégrer à ses raisonnements juridiques les informations révélées par les auteur.ice.s du rapport de la CIIVISE[3], l'appareil judiciaire s’est cependant montré particulièrement réceptif aux discours d’un certain Paul Bensussan.[4] Fervent défenseur du syndrome d’aliénation parental, il répète à longueur d’ouvrages et de plateaux télévisés qu’« il faut se méfier de la parole des enfants » et, par suite, des mères, puisque ce sont elles qui, ayant le plus souvent la garde des enfants, sont en position de les aliéner. Lorsque l'aliénation parentale est mobilisée par le père, les accusations de violences sexuelles sur les enfants ne sont presque jamais reconnues. [5].
L’organisation du système judiciaire rend très complexe la compréhension de la dimension systémique des mécanismes qui poussent les magistrat·e·s à rendre ces décisions. L’hermétisme aux apprentissages issus des sciences sociales est activement enseigné aux futur.e.s magistrat.e.s, auxquel.le.s la sphère juridique est présentée comme un îlot autosuffisant, qui ne peut fonctionner que séparé du social en général. Cette défiance, pensée comme une garantie contre l’arbitraire et comme une condition du maintien de l’indépendance de la justice, agit à propos des violences sexuelles incestueuses comme un frein à toute tentative d’appréhender de manière globale les pratiques des magistrats et de les questionner au regard des rapports de domination systémiques. Or, comme toute institution, celle-là n’est pas indépendante en pratique, elle s’inscrit dans une construction sociale faite de préjugés, en l'occurrence de préjugés sexistes, ayant pour conséquence directe la non-protection d’enfants victimes d’inceste. Ainsi elle protège les pères et réduit au silence les femmes et les enfants, agissant comme un outil de contrôle social puissant en ce qu’elle a pour effet de maintenir coûte que coûte la mainmise des pères et des hommes sur la famille, socle de notre système capitaliste et patriarcal.
Cela fait plusieurs décennies que l’on sait que trois enfants par classe en moyenne ont été ou sont incestés, que l’on en connait les signes et les principaux acteurs puisque l’immense majorité des actes incestueux sont commis par des hommes. Aussi, l’inceste en tant que phénomène social massif n’est pas la conséquence d’une pulsion incontrôlable exercée par un esprit malade, mais bien un acte de domination. Comme l’a montré le récent ouvrage La Culture de l’Inceste dirigé par Juliet Drouar et Iris Brey, le corps des enfants est soumis à ces violences parce qu’il est perçu par leur auteur comme étant à sa disposition.
Les témoignages de ces mères affluent auprès des associations de défense des droits des femmes et enfants, et de certains médias. Si Camille a fait le choix de médiatiser son histoire, malgré les multiples tentatives d’intimidation et le harcèlement judiciaire de son ancien compagnon, c’est parce qu’elle n’a jusque-là pas été écoutée. Cependant, si la médiatisation est elle-même souvent rendue difficile c’est qu’il existe un « ordre social complaisant à l’égard des pratiques de l’inceste »[6] admettant les violences sexuelles sur les mineurs tout en plaçant l’inceste comme un tabou universel nous interdisant d’y faire référence et de penser les pratiques réelles de l’inceste.
Il faut refuser de lire dans les témoignages des mères et des enfants, quand ils sont rendus possibles, des récits de conflits familiaux qui s’additionnent. Il est aujourd’hui indispensable de reconnaître les mécanismes patriarcaux abjectes qui continuent d’envahir les institutions judiciaires permettant les violences sexuelles et favorisant ainsi la perpétuation de l'inceste.
Camille & NousToustes 38
Soutiens :
Coordination féministe
La Mèche - association féministe agenaise
NousToutesUnistra (Strasbourg)
Collages Féministes de Strasbourg
Team Sama (Landes)
Féministes révolutionnaires Paris
Collages féministes Rouen
Noustoutes27 (Eure)
Féministes Révolutionnaires Nantes
Assemblée Féministe Paris-Banlieues
Assemblée Féministe Montreuil
Héro•ïnes 95
Nous Toutes Saint-Malo
Monsieur Kassa, intervenant en qualité de juriste
Association Protéger l'Enfant
Balance ton JAF
Groupe Féministe Antifasciste38
Organisation Universitaire Féministe 38
NousToutes33
NousToutes76 -Le Havre
Collectif Collages Féministes Amiens (80)
Les Affolé.es de la frange - Limoges (87)
Nous Toutes 34
La Grenade Collectif
Planning Familial 33
[1] Le prénom a été modifié
[2] Rapport de l’expert près la cour d’appel de Grenoble ayant examiné l’enfant, 2 avril 2022
[3] La Commission indépendante sur l’Inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, créée en 2021, a rendu le 21 septembre 2022 un rapport éclairant sur les mécanismes, et le caractère systémique de l’inceste. En 2018, interpellé par les conséquences dramatiques des nombreuses références au syndrôme d’aliénation parental dans les décisions de justice, malgré son absence de fondement scientifique, le ministère de la justice avait publié une note interne à destination du personnel judiciaire, alertant sur les dangers de cette notion. Dès 2003, deux rapports de l’Organisation des Nations Unies dénonçaient la suspicion des tribunaux français et la silenciation des victimes qui en découlent (voir le rapport final de l’ONU : E/CN.4/2004/9/Add.1, 14 octobre 2003
[4] Psychiatre et fervent défenseur des théories de Richard Gardner, inventeur du syndrome d’aliénation parental décrié pour ses prises de position en faveur de la pédocriminalité. Peu pris au sérieux hors d’associations de défenses des pères assises sur des théories masculinistes jusqu’en 2005,Paul Bensussan a bénéficié d’une forte notoriété après l’affaire dite d’Outreau, qu’il présente comme la preuve du bienfondé de son postulat principal selon lequel « les enfants mentent tout le temps ». Il est même désigné expert à la Cour de cassation en 2007, et devient formateur à l’Ecole nationale de la magistrature. Voir par exemple Inceste : le syndrome d’aliénation parentale, une idéologie puissante, Hugo Lemonier, Mediapart, 2 mars 2021
[5] A qui profite la pseudo-théorie de l’aliénation parentale?, Gwénola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent, délibérée 2020/1, n° 9, pages 57 à 62
[6] Dorothé Dussy, dans l’article intitulé « Du rôle des « grands hommes » dans la reconduction de l’inceste » , paru dans l’ouvrage « La Culture de l’inceste » dirigé par Julet Drouar et Iris Drey. Chercheure au CNRS, elle est aussi l’autrice du « Berceau des dominations », paru en 2014.