
Professeur de sciences politiques à University College London, Philippe Marlière est co-fondateur avec l’ex-eurodéputé PS Liêm Hoang Ngoc du club des "socialistes affligés". Il explique leur démarche, à la fois critique et constructive, et qui n’exclut personne entre le PS et le Front de gauche. Le Club des "socialistes affligés" sera officiellement lancé samedi 7 juin lors d’un colloque à Paris sur les alternatives à la politique de l’offre.
Regards. D’où est venue l’idée de ce mouvement ?
Philippe Marlière. Le club des "socialistes affligés" s’est construit par petites touches depuis plus d’un an. Je connais Liêm Hoang Ngoc depuis une dizaine d’années. Nous avons milité ensemble dans la gauche du Parti socialiste, notamment lors de la campagne pour le "non" au traité constitutionnel européen en 2005. Nous avons très tôt pris conscience que la présidence Hollande allait chavirer. Il est allé faire allégeance à l’ordo-libéralisme d’Angela Merkel à Berlin deux jours après son élection. Deux ans plus tard, nous voici au Pacte de responsabilité, et il a nommé le plus droitier des dirigeants de son parti à Matignon. Nous sommes partis d’un double constat : d’une part, l’opposition socialiste à cette politique néo-sarkozyste reste inaudible à l’extérieur du PS. D’autre part, le Front de gauche ne parvient pas à gagner la confiance d’un électorat socialiste désabusé et en colère. Les "socialistes affligés" veulent aider à fédérer des forces éparses à gauche pour proposer une alternative crédible à un gouvernement de plus en plus discrédité et rejeté par la population.
Vous vous définissez à la fois comme "socialiste" et comme compagnon de route du Front de gauche…
Oui, et je ne suis pas le seul au Front de gauche ! Je note que le Parti de gauche se revendique "éco-socialiste", et il existe de nombreux socialistes au sein du Front de gauche, certains sont d’ex-membres du PS, d’autres pas. Évidemment, mon socialisme n’a rien à voir avec les néolibéraux du gouvernement qui se font élire sous l’étiquette socialiste, ou même les sociaux-démocrates bon teint. Je suis d’accord avec François Mitterrand (qui n’est pourtant pas un personnage que j’admire) quand il déclarait au congrès d’Épinay : « Celui qui n’accepte pas la rupture avec l’ordre capitaliste ne peut pas être un des membres du Parti socialiste ». Voilà mon socialisme ! Voici aussi pourquoi j’ai quitté le PS en 2009, en même temps que Jean-Luc Mélenchon et ses amis.
Avec l’appellation "socialistes affligés", vous restez toutefois à l’intérieur du cadre du PS. Pourquoi ne pas avoir décidé d’en sortir ?
Mais j’en suis sorti, et je n’ai pas l’intention d’y revenir ! C’est là toute l’originalité de notre démarche à gauche. Nous nous adressons à tous les socialistes sui generis, pas simplement aux adhérents du PS. Nul besoin d’être membre du PS pour nous rejoindre. On peut être dedans ou dehors, peu importe l’appartenance partisane. On peut rejoindre notre club tout en maintenant une appartenance partisane, syndicale ou associative. Nous ne participons pas aux débats internes du PS. Ce qui nous intéresse, c’est l’unité d’un combat contre un gouvernement élu par les électeurs de gauche mais qui mène une politique de droite. Les "socialistes affligés" sont la partie centrale (mais pas centriste) de la gauche qui s’oppose à l’austérité. Nous souhaitons jeter des passerelles entre la gauche socialiste, les Verts et le Front de gauche. Nous ne tentons pas un remake de la Gauche plurielle des années 1997-2002, car celle-ci n’était qu’un accord de gouvernement entre bureaucraties partisanes. Nous nous adressons, au-delà des élus, aux militants de base et aux électeurs de gauche. Notre ambition est d’aider à faire converger des élus et des militants de gauche qui, sur nombre de sujets importants, pensent la même chose, mais s’ignorent ou ne se connaissent même pas.
Mais la majorité des militants PS n’a-t-elle pas choisi Hollande aux primaires ? Hollande, le fils spirituel de Delors...
Oui. On peut remonter à 1995. Henri Emmanuelli, le premier secrétaire de l’époque qui incarne l’aile gauche du parti, demande à Delors de « faire son devoir » et de se présenter à l’élection présidentielle. Comment expliquer une telle contradiction ? D’une part, le PS est un parti beaucoup plus hétérogène sur le plan idéologique que ne peuvent l’être les partis sur sa gauche. D’autre part, le PS attire un électorat pour qui le réformisme social-démocrate vaut la peine d’être défendu contre la droite et l’extrême droite. Enfin, j’ajouterai que l’instauration de primaires a provoqué une dérive plébiscitaire, en phase avec le bonapartisme de la 5e république. Les socialistes choisissent avant tout le/la candidate dont le profil est jugé le plus adéquat pour remporter l’élection (selon ce qu’enregistrent les sondages à un moment t) que des programmes ou des idées. C’est une évolution très négative qui a droitisé les dirigeants et la gestion des modes de compétition interne dans le parti. Ceci dit, aussi modérés certains adhérents ou électeurs soient-ils, ils n’ont pas voté Hollande en 2012 pour qu’il accorde cadeau après cadeau au patronat ! Il faut donc tendre la main à ces modérés, avec pédagogie, sinon ils vont s’en aller grossir le bataillon des abstentionnistes, voire faire des votes aberrants en faveur du Modem ou du Front national. Le basculement des électeurs socialistes est la condition sine qua non de la victoire de la gauche.
Vous faites le constat que le succès de Syriza est plutôt une exception et qu’en réalité la social-démocratie résiste dans le reste de l’Europe. Qu’est-ce qui fait que la gauche radicale "prend" en Grèce et pas ailleurs ?
La social-démocratie est en déclin continu depuis trente ans. Ceci dit, à l’exception de la Grèce, elle ne s’effondre pas partout. En France et en Espagne, elle subit des revers importants, mais elle reste en tête à gauche dans 25 pays sur 28. La Grèce est un cas particulier : le PASOK a implosé à partir de 2012 sous les effets conjugués d’une crise économique et politique sans précédent. C’est un gouvernement PASOK qui mène des politiques d’austérité d’une dureté inouïe entre 2009 et 2011. Au même moment, Syriza, coalition de petits partis de gauche, est active dans les mouvements sociaux (le "Mouvement des places"). Alexis Tsipras, son jeune leader, présente un profil modéré et non sectaire. Lorsque le PASOK est massivement rejeté, Syriza est dans une position idéale pour recueillir tout ou partie de l’électorat du PASOK, ainsi que des cadres et des dirigeants socialistes. Syriza aujourd’hui n’est plus Syriza d’il y a cinq ans. C’est devenu une formation sociale-démocrate de gauche, pragmatique et unitaire. Ce sont des clés importantes pour comprendre son succès foudroyant.
Peut-on transposer le scénario grec en France ?
J’ai appelé "hypothèse Syriza" la reproduction de la situation grecque en France. Ce scénario est envisageable, mais je l’estime improbable à court/moyen terme. Le PS reste un parti institutionnellement hégémonique à gauche. Bien que diminué, son réseau d’élus et de conseillers est sans commune mesure à gauche. La situation française est, en outre, volatile : un affaissement du PS pourrait davantage profiter au FN ou nourrir encore plus l’abstentionnisme. C’est ce que démontre le résultat des élections européennes. Le Front de gauche peine à apparaître comme une force de gouvernement crédible, car il oscille entre des alliances d’appareil locales avec le PS et un discours d’opposition virulent, parfois sectaire, qui rebute les socialistes les plus indisposés par la politique de Hollande. Ce n’est pas en posant des ultimatums aux électeurs et adhérents socialistes, voire en les insultant, que le Front de gauche va progresser.
Quel est le sens de créer un « club » ?
Nous voulons indiquer que nous ne sommes ni un énième micro-parti, ni même un think tank. Nous sommes une structure souple qui rassemble à gauche, sans exclusive partisane. Nous nous plaçons au-dessus des querelles de chapelles qui sont si souvent synonyme de sectarisme et d’inertie à gauche. N’oublions pas que les clubs ont été un foyer d’agitation et de socialisation politique intense pendant la période de la révolution. Nous pensions d’ailleurs nous appeler le club des "Nouveaux Cordeliers" ; un clin d’œil à ce club rival du club des Jacobins, plus proche des classes populaires et davantage tourné vers l’action. Nous avons finalement opté pour "socialistes affligés", car ce qui nous afflige et indigne c’est le fait que la notion de "socialisme" ait pu être aussi scandaleusement dévoyée par des membres du gouvernement. Il ne faut donc pas la leur laisser. Nous souhaitons faciliter une riposte unitaire aux politiques d’austérité, mais aussi susciter des propositions communes ponctuelles et précises.
Sur quoi pourraient porter ces propositions ?
Dans mon article récent dans Mediapart, j’avance, à titre d’exemple, quelques pistes : 32 heures, réforme fiscale, séparation des banques, sauvetage des retraites, défense et revalorisation du Smic, contrôle des licenciements, recrutement de fonctionnaires dans les hôpitaux et l’enseignement public, transition énergétique, 6e république. Il faut mettre l’accent sur des réformes radicales de rupture avec le néolibéralisme qui puissent rassembler une coalition rouge-rose-verte. Commençons par ce qui nous rassemble, on verra ensuite pour les sujets qui fâchent ! Seule une démarche pragmatique et unitaire peut sortir la gauche du marasme. Cette attitude constructive tranchera avec la politique du gouvernement et donnera un débouché politique à nos électeurs. Nous allons aussi proposer des ateliers à Paris et en province pour débattre avec les acteurs politiques, sociaux et intellectuels de questions importantes que la gauche n’a pas résolues ou traitées : qu’est-ce qu’une réforme fiscale vraiment de gauche ? Quelle stratégie de gauche réaliste pour l’euro et Europe ? Une 6e république pour quoi faire ? Quelle réforme des universités ? Pourquoi les altérités ethnique et culturelle sont-elles taboues dans la république ? Pourquoi la gauche se contrefiche des questions de genre ? Nous sommes là pour faire du neuf au carrefour des gauches. Nous voulons être le poil à gratter d’une gauche française trop souvent incantatoire et nombriliste.
Entretien réalisé par Laura Raim et publié dans Regards, le 6 juin 2014.
http://www.regards.fr/web/philippe-marliere-la-notion-de,7794