nurdolay

Abonné·e de Mediapart

6 Billets

0 Édition

Billet de blog 18 juin 2013

nurdolay

Abonné·e de Mediapart

Des "Gezi" partout

Gezi Parki, le « Jardin de la Promenade », était un petit espace vert peu fréquenté et quasi oublié, près de la Place Taksim au cœur d’Istanbul.  Seuls quelques SDF fréquentaient encore ce parc abandonné. Je me souviens d’y avoir eu un rendez-vous une fois. J’étais même étonnée du choix de mon interlocuteur attablé devant le petit kiosque à thé désuet sous les arbres.

nurdolay

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Gezi Parki, le « Jardin de la Promenade », était un petit espace vert peu fréquenté et quasi oublié, près de la Place Taksim au cœur d’Istanbul.  Seuls quelques SDF fréquentaient encore ce parc abandonné. Je me souviens d’y avoir eu un rendez-vous une fois. J’étais même étonnée du choix de mon interlocuteur attablé devant le petit kiosque à thé désuet sous les arbres.  

Les gens se sont rappelés de l’existence de la Promenade quand le gouvernement de Tayyip Erdogan a décidé d’y faire couper les arbres pour y installer un centre commercial. Encore un de ces temples de la consommation dont les Islamistes néolibéraux ont truffé le pays.  Les écolos turcs qui se battaient depuis des années déjà, à côté des paysans,  contre la transformation de la plupart des rivières en centrales hydro-électriques, ont décidé de protéger aussi  ce petit carré vert au cœur de la grande métropole d’Istanbul.  L’enjeu était minime en fait, d’autant plus que la veille le gouvernement  avait posé en grande pompe, et sans résistance active,  les jalons d’un troisième pont sur le Bosphore, impliquant déjà la coupe de centaines de milliers d’arbres,  contre l’avis de tous les urbanistes, architectes, experts et habitants. Très controversé, le pont risque de bouleverser tous les équilibres de la ville, créer d’énormes spéculations rentières et des congestions monstrueuses. Il y avait là de quoi  faire une guerre, mais sûrement pas pour le Jardin de Gezi  où on avait déjà presque achevé la coupe des quelques arbres qui s’y trouvaient.   

En fait, le Gezi n’a été que la goutte de trop qui a fait déborder le vase ! Le cri de détresse pour ses arbres était le cri étouffé de la forêt massacrée pour le 3ème pont. C’était aussi le ras-le-bol final de tous ceux qui n’en pouvaient plus de l’étau de plus en plus étouffant d’Erdogan et de son parti islamiste l’AKP (Parti de la Justice et du Développement).  Quant à la violence inouïe de la réaction du gouvernement, contre une poignée de manifestants pacifiques au début, elle partait à la fois d’un entêtement aveugle d’Erdogan conformément à son style de gouverner, mais aussi d’un attachement symbolique accordé à cet édifice qu’il veut y faire construire: le centre commercial en question serait la réplique exacte d’une ancienne caserne rasée par Atatürk au début du XXème siècle, quand elle était devenue le bastion de la contre-révolution islamiste à l’époque. 

Le vendredi 31 mai,  le fait de voir la police d’Erdogan incendier,  à  5 heures du matin, les tentes dans le parc de Gezi où dormaient les jeunes manifestants pacifiques, a fait exploser la colère générale retenue depuis trop longtemps.  Les foules sont descendues instantanément sur la Place de Taksim et le mouvement s’est répandu  à d’autres villes du pays, avec le slogan « toutes les Places sont Taksim ! », « C’est maintenant Gezi partout ! ». 

Sans répit, à 3 heures le samedi matin,  des dizaines de milliers de manifestants de la rive asiatique d’Istanbul traversaient à pied le pont du Bosphore, pour faire jonction avec les manifestants sur la Place de Taksim, malgré un déluge de gaz innervant répandu depuis des hélicos.  Même les artistes du show business totalement apolitiques d’habitude s’étaient impliqués.  Les voiliers d’une importante régate prévue sur le Bosphore se sont retirés de la compétition pour apporter leur soutien au mouvement depuis la mer. Les supporters des clubs de foot, des ennemis jurés en temps normal, ont fusionné  les couleurs de leurs équipes dans une « fraternité anti-Tayyip », pourtant lui-même un ancien footballeur professionnel. 

Les longues marches de protestation, les défilés et les meetings qui s’étaient multipliés ces derniers temps à travers toute la Turquie tenaient déjà en haleine la société turque,  mais sans parvenir à galvaniser autant de monde, et de façon aussi continue, car les oubliettes de Silivri, cette grande prison construite par le gouvernement Erdogan pour embastiller les opposants, avait encore tout son poids dissuasif sur les esprits.   

Fort de l’appui inconditionnel des Etats-Unis et de leurs dollars généreusement injectés dans l’économie turque, Tayyip, l’élu de Washington pour incarner « l’islam modéré »,  était pris de la folie des grandeurs après deux victoires électorales, se croyant doté d’un pouvoir absolu et au dessus de tout. Dans une frénésie de consommation avide, le gouvernement islamiste a  transformé le pays entier en un vaste chantier de centres commerciaux et de mosquées,  d’autoroutes et de centrales hydro-électriques, d’immeubles uniformes sans aucune esthétique construits par un organisme créé à cet effet au sein du gouvernement, le TOKI,  transformant chaque centimètre carré de verdure en béton pour des profits juteux.  Plus rien –même pas  l’UNESCO-  ne pouvait arrêter l’AKP dans son élan de « développement »  frénétique. Il a pu ainsi massacrer allègrement les sites naturels et archéologiques, briser au marteau piqueur des statues artistiques, fermer les théâtres publics. La presse était muselée, les syndicats et les grèves étaient interdits, tout comme les fêtes laïques de la République ainsi que ses symboles publics. Même la célébration du 1er Mai dernier s’est heurtée à l’interdiction de l’AKP qui a arrêté tous les transports publics d’Istanbul, y compris les bateaux entre les deux rives de la ville, fermé les ponts du Bosphore, et paralysé la grande métropole durant toute une journée ! Les écoles laïques se voyaient transformées en une nuit en écoles religieuses, sans même l’avis des parents d’élèves, des cours de religion obligatoires ont été instaurés dans toutes les écoles, sous la houlette de Tayyip Erdogan, issu lui-même d’une école d’imams. Et par dessus tout, il s’immisçait sans arrêt dans les vies privées, jusqu’à fixer le nombre d’enfants à mettre au monde ou le type d’accouchements à pratiquer, le type de pain à manger et le type de boisson à avaler !

Parmi les interdictions qui fusaient au nom des « valeurs morales » de l’Islam, la dernière concernait notamment la consommation de l’alcool dans des espaces ouverts et après dix heures du soir. C’est aussi  cette dernière interdiction qui a fait sauter le bouchon avant l’explosion à Gezi. L’hebdomadaire Bagimsiz, d’opposition de gauche,  publiait une couverture où on voyait trinquer deux verres dans un « tchin tchin Tayyip !».  Le mouvement de défiance s’est répandu un peu partout pendant qu’Erdogan rétorquait en traitant « d’ivrognes » Atatürk, le fondateur de la République laïque, et son disciple, Kilicdaroglu,  président actuel du premier parti d’opposition, le CHP (Parti Républicain du Peuple), de tendance sociale démocrate.     

 « Notre seule valeur morale n’est pas l’Islam » disent les révoltés de toutes les places  turques.  « Il y a, parmi nos valeurs morales, la République laïque, les fêtes nationales, Atatürk et les droits de la femme (les femmes turques sont parmi les premières au monde à avoir obtenu le droit de vote) , nos modes de vie, nos libertés individuelles qui ne peuvent pas être troquées avec vos règles communautaires musulmanes. Il y a aussi l’état de droit et la justice. Vous ne pouvez plus continuer à nous confisquer,  comme bon vous semble, nos espaces verts, troquer nos arbres avec vos centres commerciaux, détruire nos théâtres et nos cinémas, tous ces  biens publics créés par nos impôts. »

Atatürk qui symbolise aux yeux des Turcs  toutes ces valeurs jetées à la poubelle par l’AKP de Tayyip Erdogan, doit maintenant sourire, dans son mausolée, de cette belle revanche.

le 4 juin 2013

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.