Le logo de l’AKP, le Parti du Développement et de la Justice de Tayyip Erdogan, est une ampoule. « Insulte à Edison » se lit sur l’une des pancartes des révolutionnaires turcs à Istanbul. « Quel cynisme pour un parti qui a maintenu le pays dans le noir pendant dix ans » commente l’un d’entre eux. Et pour signaler la sortie de la nuit, les habitants de toutes les villes de la Turquie font clignoter les lumières de leur appartement tout en donnant un concert de casseroles sur leurs balcons chaque soir. Même le grand pianiste, Fazil Say, condamné à 10 mois de prison pour un tweet jugé contre l’islam, a commencé son concert à Izmir en tappant sur une casserole, par solidarité avec les révoltés.
Si la Turquie semble sortir d’un hiver de dix ans, il faut savoir que le printemps n’est pas arrivé brusquement, et la cible de la révolte turque n’est pas qu’un premier ministre trop autoritaire. Déjà depuis 2007, les mouvements de résistance contre le gouvernement islamiste s’étaient multipliés à travers tout le pays, sous forme de meetings massifs, de longues marches, d’occupations, comme celle des ouvriers du tabac, qui sont entrés dans la légende : venus de Samsun avec leurs familles, de 400 km d’Ankara, ils ont occupé les artères principales de la capital en plein hiver, dans un mouvement de sit-in pendant des mois en 2010. Dans l’indifférence totale des médias occidentaux qui continuaient à couvrir d’éloges Tayyip Erdogan.
Et juste avant l’explosion de Taksim, Istanbul a été la scène d’un dernier défi massif contre l’AKP, également passé sous silence dans les médias occidentaux: l'interdiction de la célébration du 1er mai. Déjà à l’approche de chaque fête républicaine et laïque, les membres du gouvernement islamiste trouvaient toujours un prétexte -soit une maladie soit un voyage à l’étranger- pour éviter d’y participer. Avec le temps, au lieu de se contenter de s’éclipser des cérémonies officielles, ils ont commencé à interdire purement et simplement les célébrations. Après les dates les plus importantes de l’histoire républicaine, - fêtées tout de même avec un enthousiasme populaire d’autant plus grand que leur interdiction était ressentie comme un grignotage de plus du régime laïque-, le gouvernement a voulu empêcher la célébration de la fête du travail, le 1er mai dernier ! Pour mettre en vigueur sa décision, il a arrêté tous les transports publics, le métro, les bus, les tramways, a fermé à la circulation les ponts qui relient les deux rives de la ville, et immobilisé les bateaux municipaux. La mégapole de plus de 16 millions d’habitants, la première destination touristique du pays, se voyait ainsi complètement paralysée par ordre gouvernemental !. Mais malgré tout, les Stambouliotes ont marché des kilomètres, ils ont traversé les ponts à pied, pour se rendre sur la place de Taksim pour célébrer le 1er mai.
Les causes écologiques défendues par les paysans et par les jeunes ont travaillé la société pendant toute cette décennie d’Erdogan et de son AKP. Et elles ont souvent été le catalyseur déclenchant des mouvements de résistance partout. Depuis des années déjà, on assistait à des mouvements paysans à travers toute la Turquie : les gens se couchaient devant les bulldozers, montaient la garde, les faux à la main, près des rivières que le gouvernement voulait détourner pour construire des barrages et des centrales hydro-électriques. Des rassemblements anti-nucléaires –deux centrales prévues sur des failles sismiques, avec la participation d’Areva et des japonais !- ou des mouvements contre des projets d’urbanisation arbitraires se sont substitués aux revendications politiques, car l’écologie était plus proche des préoccupations locales immédiates et plus rassembleuse aussi. D’ailleurs, l’opposition politique était réprimée encore plus sévèrement que les mouvements écologiques (qui ne sont pourtant pas sans avoir eu leurs martyres !).
Jusqu’à l’explosion récente, la moindre opposition au gouvernement de AKP était assimilée à un acte terroriste passible d’une relégation aux oubliettes de Silivri, vaste « campus pénitencier » construit par l’AKP, où sont embastillés près d’une centaine de journalistes, quelques milliers d’étudiants, des militaires, des recteurs d’université, des chercheurs, des avocats, des syndicalistes, des médecins, des leaders politiques -comme le président de l’IP, Parti Ouvrier, et son fils- et même des députés -du CHP, Parti Républicain du Peuple, élus pendant leur détention. Les procès kafkaïens, qui durent depuis sept ans déjà, ne s’arrêtent, en général, qu’avec la mort du prisonnier suite à des maladies laissées sans traitement.
Quant aux « réformes démocratiques » d’Erdogan que la presse française n’arrête toujours pas de nous asséner, il faudrait les chercher sous un microscope sans doute. Que certains considèrent comme une avancée démocratique la décapitation de l’armée et l’envoi derrière les barreaux de tout son état major, « coupable » d’avoir refusé la participation à l’invasion américano-européenne de l’Irak. Soit ! Mais en quoi est-il démocratique de supprimer le pilier essentiel de la démocratie qu’est la séparation des pouvoirs? Si la justice et le législatif sont soumis à l’exécutif, si la presse est muselée, si l’arbitraire est érigé en méthode de gouvernement, comment peut-on encore oser parler de la démocratie ?
Maintenant, à l’heure d’un soulèvement général, on essaie encore de minimiser les événements en parlant d’une « lutte générationnelle » et « urbaine » qui serait cantonnée à Taksim. Pourtant, il s’agit bel et bien d’un soulèvement populaire repandu à toutes les villes de la Turquie, impliquant toutes les générations et toutes les couches de la société, même si la jeunesse en a été la locomotive. Et l’objectif n’est plus la protection de quelques arbres ou quelques espaces verts, ni même la démission d’un premier ministre aux abois, mais le rejet total d’un projet de société conçu à Washington : ultralibéral sur le plan économique et ultraconservateur sur le plan social.
Le gouvernement islamiste a longtemps cru pouvoir anesthésier la société en créant une certaine apparence de boom économique et en érigeant des temples de la consommation partout. Un seul mot d’ordre était donné à la jeunesse : «consomme et tais-toi !».
Mais cette jeunesse qu’on croyait totalement dépolitisée dans les profondeurs de son monde virtuel, s’est brusquement propulsée sur le devant de la scène politique, démontrant combien elle était en fait connectée aux réalités concrètes du pays. Son courage face à la brutalité a eu un effet contagieux sur toute la société, mais aussi le nouveau style qu’elle a injecté à ce soulèvement, plein d’humour et de créativité, a cimenté un soutien et une sympathie populaire durables. La société plongée dans le désespoir, figée dans la peur, peut enfin faire éclater sa coquille pour respirer, crier, chanter et danser dans les rues.
« Quoi qu’il en soit de l’issue de cette explosion » disent les gens réunis sur les places publiques, « une chose est certaine maintenant : rien ne sera comme avant !»
    L’empire de la peur a définitivement éclaté. L’arbitraire a créé sa contrepartie : la désobéissance. Les gens viennent de montrer qu’ils ne veulent pas troquer les acquis républicains contre les babioles du capitalisme mondial ni contre les valeurs morales d’un islam importé du Qatar.
« Construisons un centre commercial à la place de l’AKP» dit l’un des slogans accroché dans le parc de Gezi.
le 14 juin 2013