"On votera donc encore et encore, jusqu’à ce que le loubard de Kasimpasa se sente fatigué de jouer. Aucun autre moyen de sortir de la mascarade à laquelle on est convié."
Pour accéder au bureau de vote de Kusadasi, il faut franchir la douane, en se frayant un chemin au milieu du va et vient des touristes qui sortent des paquebots géants alignés des deux côtés de la grande jetée.
Les Turcs résidant à l’étranger ont la possibilité de voter soit dans les consulats, soit aux postes-frontières de leur pays s’ils s’y trouvent pour leurs vacances. Et ceci, pendant presque tout le mois d’Octobre précédant les élections générales du 1er novembre.
On m’autorise à franchir la douane quand je dis que c’est pour aller voter. Même pas besoin de montrer mon passeport pour prouver que j’habite bien à l’étranger. Les policiers compréhensifs me laissent d’ailleurs garer ma voiture devant la jetée, juste à côté de la leur, le temps que j’aille accomplir mon devoir citoyen.
Kusadasi est une ville balnéaire très prisée des croisiéristes. Chaque jour plusieurs navires y déversent leur cargaison humaine pour un saut rapide à Efes, la plus importante des cités antiques ioniennes, et au sanctuaire de la Vierge, avant l’assaut des rues commerçantes qui leur offrent un échantillon de tout ce qu’ils peuvent trouver en Turquie, de la plus luxueuse à la plus vulgaire des babioles touristiques. Les commerçants les attendent dans une ambiance nonchalante, en sirotant leur thé, assis sur de petits tabourets devant leurs magasins. Comme les derniers estivants, beaucoup sont encore en short et en claquettes.
On vote à gauche à Kusadasi, comme dans la plupart des villes côtières. Le maire actuel est du CHP (Parti Républicain du Peuple), l’opposition social-démocrate, à l’instar de son prédécesseur. A part les touristes quotidiens, cette petite bourgade sur la mer d’Egée draine les vacanciers turcs aux revenus plutôt modestes. Pas d’ostentation ici, mais un air de liberté partout. On se promène comme on veut, on sort comme on est, sans faire attention à ce qu’on porte.
Dans le petit bureau de vote de deux mètres carrés, placé en zone hors-taxes, je tombe sur un spectacle tranchant complètement avec l’ambiance décontractée du dehors : une employée austère, au foulard islamique serré autour de son visage et couvrant ses épaules jusqu’aux coudes, trône toute seule derrière une table. Sa tenue sombre lui donne un aspect encore plus intimidant dans la pénombre du petit local. Ni bonjour ni un petit sourire. D’un air réprobateur, elle jette un coup d’œil à ma carte d’identité, avant de me tendre l’énorme bulletin de vote où figurent les noms et les emblèmes de tous les partis en lice, ainsi que le précieux sceau en caoutchouc avec lequel je dois apposer mon « evet », le « oui », au-dessous du parti de mon choix. Un isoloir est aménagé avec des cartons dans un coin. En collant soigneusement l’enveloppe qui contient mon bulletin, je me demande si c’est la peine de la glisser dans l’urne placée dehors. Pourquoi il n’y a aucun autre préposé ? Où est-ce qu’ils ont déniché cette femme dans tout Kusadasi pour la placer au « bureau de la frontière » ?
La même question m’est souvent revenue ces derniers jours dans les rues d’Izmir, la ville la plus occidentale et la plus libérale de la Turquie. A Karsiyaka, le quartier résidentiel des classes moyennes, les jeunes filles et les femmes solitaires continuent à sortir jusqu’à très tard dans la nuit, pour se promener au bord de la mer ou boire un verre dans un café, sans être dérangées. Le front de mer est occupé par des jeunes qui écoutent de la musique en buvant de la bière ou du vin. Les pêcheurs continuent à s’attabler devant des bouteilles de raki près de leurs barques, le soir venu. Mais quand on se rend dans les quartiers commerciaux du centre, on découvre une femme voilée qui officie dans chaque magasin. Une étrangeté pour cette ville habituée aux jolies employées bien coquettes. Elles restent plutôt discrètes celles-là alors que la femme avec un voile islamique très ostentatoire occupe le devant de la scène.
Un appât pour attirer une clientèle très religieuse ? Pourtant, même les gens très conservateurs venus de l’Anatolie profonde adoptent à Izmir plus ou moins les mœurs libérales de cette ville. Elle est toujours considérée comme le bastion des républicains, très attachée aux principes laïques et féministes d’Atatürk. Elle continue à voter toujours à gauche. Elle est dirigée par un maire du CHP. Comment croire, dans ces conditions, qu’elle ait basculé, elle aussi, du côté des Islamistes. L’AKP, serait-elle en train de réaliser son pari de transformer la Turquie entière, y compris « Izmir la giaoure » l’infidèle?
« La composition de la population a beaucoup changé » explique un commerçant. « Il y a eu un afflux important de Kurdes et d’autres gens de l’est du pays. Nous sommes face à une clientèle bien plus conservatrice ».
« Une précaution utile» glisse un autre commerçant, « sinon, tout devient difficile. Avec une telle façade, on vous laisse tranquille ».
Ces femmes aux foulards islamistes austères sont donc de simples mannequins de vitrine. On s’en sert pour se faciliter la vie, pour assurer la pérennité de ses gains en tant que commerçant ou homme d’affaires. Pourtant, le criticisme avait fusé contre les gens pauvres qui avaient accepté, aux élections de 2007, de voter AKP en échange d’un kilo de pois chiches ou d’un petit sac de charbon que ce parti leur distribuait. Eux, au moins, ils étaient illettrés et affamés. Un kilo de pois chiches leur importait bien plus que la liberté. Est-ce si difficile que cela de résister pour garder ses principes, quitte à gagner un peu moins d’argent ?
« Même la mairie est soumise à de telles pressions » rétorque un homme d’affaire. « Nous voulons quand-même gagner notre vie ».
Il est vrai que la conquête de la « ville infidèle » a été l’un des principaux défis que l’AKP s’est donné. Il a tout fait pour mettre au pas l’insoumise : coupes sévères dans le budget municipal, enquêtes presque permanentes sur ses commissions, intimidations et même des arrestations… Sans compter l’envoi de troupes de jeunes femmes qui défilaient sur les quais de promenades, en jean et en foulards stricts, afin d’habituer les yeux à la mode islamique.
Même si la bête se tient toujours debout, l’inquiétude grandit. On se demande si ces élections serviront à quelque chose ou si le même scénario se répétera tous les trois mois jusqu’à l’obtention du résultat recherché par Tayyip Erdogan. D’autant plus que celui-ci a mis au point plusieurs tactiques de dernière minute pour permettre de nouvelles fraudes en sa faveur, car ses instituts de sondage personnels ne pouvaient pas lui confirmer une victoire nette de l’AKP. Ni les attentats -qui auraient dû galvaniser la nation autour du gouvernement, selon ses attentes- ni même la guerre que celui-ci a rallumée, presque en synchronisation avec le PKK, comme une fuite en avant pour les deux belligérants, n’ont apparemment suffi à changer la donne.
L’une des dernières astuces est la prolongation de la fête nationale (l’anniversaire de la fondation de la république), alors que les années précédentes l’AKP l’avait interdite sous divers prétextes. Cette année, il l’a accueilli avec joie, déclarant un long pont inattendu entre le 29 octobre qui tombait un jeudi et le lundi 2 novembre. Et puis, le lundi aussi a été ajouté aux jours chômés, en tant que « lendemain des élections » du dimanche 1er. Cinq jours fériés donc lancés à cette frange de la population qui, traditionnellement, ne vote pas pour l’AKP. Celui-ci espère l’éloigner ainsi de sa circonscription. D’autant plus que des offres familiales aux tarifs alléchants ont été concoctées à la dernière minute par les grands hôtels du sud. L’été indien qui perdure semble aussi être de la partie !
L’autre astuce de dernière minute a été de déclarer brusquement que la Turquie ne passerait à l’heure d’hiver que le 8 novembre, soit deux semaines après la date fixée, «pour cause d’élections » ! L’annonce faite à la veille du dimanche de changement a créé partout beaucoup de perturbations, puisque tous les systèmes d’horaires électroniques étaient réglés pour un passage automatique le 25 octobre ! Peu importe si tout le monde se demandait lundi matin quel heure il est, si les gens rataient leur avion, leur train, s’ils étaient en retard à leur travail. La décision arbitraire du sultan permettra sans doute de frauder lors du comptage électronique des votes, un système qui avait déjà été dénoncé sans qu’on ait besoin d’en rajouter.
Dans ces conditions, et même bien avant ces « astuces » qui ne trompent que les idiots, cette campagne électorale menée dans une ambiance festive paraît un peu incongrue. Les bus décorés de drapeaux de différents partis politiques, qui parcourent les quartiers en diffusant la chanson électorale de chaque formation, ont l’air un peu absurde. Pourquoi se prêter à ce jeu si on sait d’emblée que les dés sont déjà jetés et le résultat, une fois de plus, ne sera pas respecté s’il ne plaît pas au capitaine de l’équipe qui domine le terrain. L’ex-footballeur de Kasimpasa, le caïd de ce quartier d’Istanbul réputé pour ses loubards, tient en otage quatre-vingt millions d’habitants et les fait jouer encore et encore, selon les règles qu’il change dès qu’il se voit un peu perdant. On parle déjà des prochaines élections anticipées ( !) du 19 mai, une autre fête nationale tombant un jeudi… Pourquoi alors les partis politiques se plient-ils aux caprices d’un voyou sorti des bas-fonds d’une mégapole qu’il a détruite avec une avidité dévorante, avant de s’attaquer au reste du pays ? Les députés élus le 7 juin dernier, ne pourraient-ils pas boycotter cette mascarade ? Même si le parlement est institutionnellement déclaré « en vacances» jusqu’à fin octobre, ne pourraient-ils pas aller investir les locaux de l’Assemblée Nationale, ou organiser au moins d’un sit-in dans ses jardins, jusqu’à ce que l’AKP reconnaisse sa défaite, et laisse la place aux 60 % qui n’ont pas voté pour lui ?
« Nous serions les seuls à mener ce mouvement » commente un ex-député du CHP, « les autres formations ne suivraient pas et on nous accuserait à la fin de bloquer le processus démocratique ».
On votera donc encore et encore, jusqu’à ce que le loubard de Kasimpasa se sente fatigué de jouer. Aucun autre moyen de sortir de la mascarade à laquelle on est convié. D’autant plus que quelques lueurs d’espoir se dessinent déjà dans l’horizon, aussi modestes soient elles: comme ce petit hôtel qui fait publier une annonce payante dans les journaux, pour dire à ses clients qu’il fermera ses portes pendant ces cinq jours de « fêtes électorales », afin que les gens ne bougent pas de leur lieux de vote !
Si les commerçants d’Izmir ont compris tardivement qu’il faut doter leur façade d’un voile islamique pour rester dans les affaires, d’autres, plus rusés, se bousculent déjà pour quitter le navire qui commence à prendre de l’eau: après les journalistes Nuray Mert et Gülay Göktürk, une autre plume influente parmi les soutiens inconditionnels du pouvoir vient de faire son mea culpa : Murat Belge, un intellectuel néolibéral transfuge de la gauche, vient de reconnaître qu’ils avaient été « bafoués », qu’Erdogan s’est servi d’eux comme des « mannequins de façade» ! Journaliste dans le quotidien Taraf, créé pour être la plateforme des intellectuels soutenant l’AKP, il avait contribué, avec sa plume, à faire passer pour des « réformes démocratiques » l’abolition, de fait, du régime laïque, l’islamisation forcée de la société et la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul homme qui a purement et simplement aboli le droit !
Que le commerçant d’Izmir utilise un mannequin au voile islamique, soit! …Que les affamés [ND1] des quartiers périphériques vendent leur vote pour un kilo de pois chiches, soit ! … Mais que des hommes et des femmes aux vastes connaissances, ayant fait des études poussées, parlant des langues étrangères puissent s’avouer crédules, voir idiots, et qu’ils se plaignent à haute voix de l’escroquerie dont ils ont été « victimes » … ! En l’occurrence, leurs pois chiche étaient des colonnes de journaux qui leur étaient réservées, des apparitions fréquentes à la télé, des chaires d’enseignants dans les universités, des salaires importants, des voitures de fonction avec chauffeur… Leur faim était sans doute plus grande que leur conscience… Seulement, s’ils n’avaient pas trompé à leur tour, toute une population bien moins éduquée qu’eux, s’ils n’avaient pas présenté la conquête religieuse de la société comme sa libération, et s’ils n’avaient pas applaudi la déliquescence du pays chutant en arrière dans une période sombre rappelant les derniers jours de l’empire ottoman.