Paradoxalement, le niveau ayant permis mon admission à Sciences-Po m'avait pénalisé au même titre que les étudiants des filières classiques en rattrapage devant attendre le dernier moment pour prendre une chambre universitaire, puisque tous les élèves présélectionnés sur dossier gagnaient le droit de passer un examen d'entrée, fin août ou début septembre. Comme ceux qui n'avaient pas réussi leur année du premier coup, je n'avais pas pu choisir ma résidence et l'orientation de ma « cellule estudiantine ». Je devais me contenter de ce qui restait disponible. J'apprécierais le bonheur de pouvoir être parmi les premiers servis trois ans plus tard, pour ma licence de droit public. Je choisirais Le Rabot, sous le site de la Bastille, et une chambre avec vue magnifique sur Grenoble, face à la chaîne de Belledonne. Je n'exagère pas la chance que constitue la possibilité d'occuper un logement correctement situé, avec des voisins discrets. Un ami qui était aussi en fac de droit avait loupé cette troisième année parce qu'il n'avait pas pu choisir sa chambre. A la fin, il effectuait quotidiennement en train et en bus le trajet aller-retour entre Voiron, où il avait loué une piaule, et la cité universitaire de Saint-Martin-d'Hères.
Bien entendu, il serait malhonnête de mettre mon échec en totalité sur le compte de la résidence universitaire. Il y avait plein d'autres paramètres, notamment une sorte d'éparpillement que je ne sus pas éviter, et un manque de sagesse devant cette autonomie nouvelle et les multiples sollicitations de la vie étudiante. En outre, comme correspondant d'un journal local, je « papillonnais » et ne pensais qu'au journalisme bucolique. Je défendais toutes les causes écologiques. L'écologie était la seule orientation politique que je pouvais revendiquer car elle correspondait à un sentiment très profond chez moi.

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Le redoublement n'étant pas autorisé en première année de Sciences-Po, je fus finalement victime d'un système de sélection que j'avais très mollement et distraitement combattu par ailleurs. C'était presque par inadvertance que j'avais manifesté mais, à l'époque, cela suffisait pour que le gouvernement retire une réforme. Je restais marqué, comme beaucoup de jeunes gens de mon âge, par la mort de Malik Oussekine, et par les propos scandaleux à son sujet de Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité auprès du ministre de l'intérieur Charles Pasqua : « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais d’aller faire le con dans les manifestations ». Et je ne parle même pas de l'éditorial de l'ignoble Louis Pauwels dans le Figaro Magazine, accusant la jeunesse qui se rebellait d'être atteinte de « sida mental »…
Pour autant, je n'ai jamais pensé que ce mouvement de novembre-décembre 1986 pouvait s'apparenter à un nouveau « mai 68 » que les médias esquissaient en sacrifiant à la facilité. Il n'y avait pas ce souffle, même si j'idéalisais probablement un peu trop les soixante-huitards. Moi qui suis né en 1968, je me sens aujourd'hui plus soixante-huitard que certaines anciennes figures de proue de l'époque qui pousseront les reniements successifs de leurs idéaux jusqu'à échouer comme de vieilles badernes indignes dans les filets de la Macronie !
Mon expérience écourtée sur les bancs de Sciences-Po se termina par la double peine. Non seulement je n'avais pas le droit de redoubler, comme écarté par les futures élites du pays dont je ne partageais en réalité pas du tout le rêve de grandeur ou l'ambition carriériste, mais je devais emprunter 20 000 francs pour pouvoir poursuivre des études universitaires. En n'accédant pas en deuxième année, je perdais mon droit aux bourses. Je vécus cela comme une grande claque. A ce moment précis, j'ai fortement ressenti la violence de la situation qui me renvoyait à la précarité de ma condition.
Cela n'avait pas de lien direct avec 1983. Pourtant, ma vie négociait alors son propre « tournant de la rigueur ». Le boursier n'a pas le droit à l'erreur et s'expose à devoir évoluer sans filet. L'égalité des chances est une belle formule. Dans la réalité, les chances restent inégales.
M.V.