Une anecdote, sans rapport avec les remous du monde, quoique: l'animosité de cette jeune fille dans les rayons d'une grande surface triste. Je tombe sur elle au rayon des oeufs et la reconnais immédiatement pour une de mes anciennes élèves. Je me souviens très bien d'elle, car son insolence blessée, sa farouche hostilité m'avaient surprises alors par leur intensité. Décelant en elle une sensibilité meurtrie et une vive intelligence, j'avais essayé de la stimuler en la poussant au travail et n'avais recueilli que mépris, teinté parfois d'ironie , parfois de violence. Les murs qu'elle avait élevés pour se protéger des violences faites à son enfance l'avaient endurcie et toute tentative pour l'atteindre, était vécue comme un danger. Elle ne reconnaitrait pas ses dons grâce à moi. Plus tard, peut-être, autrement, ailleurs.
Dix ans plus tard, l'espoir d'un maigre bonjour qui aurait été comme une reconnaissance à mes efforts, ou une confirmation de l'intuition qu'elle pouvait se construire une vie meilleure, m'a traversée devant les oeufs. J'ai vu qu'elle ne me reconnaissait qu'arrivée à ma hauteur, j'ai feint l'indifférence pour ne pas l'obliger à me saluer, et n'ai bientôt plus vu que son dos. Tant pis me suis-je dit, je serai passée dans sa vie sans qu'elle y accorde la moindre importance, c'est peut-être mieux ainsi. Je ricannais intérieurement sur le "pygmalisme"angélique comme sur une mauvaise petite manie de prof.
Je continue ma déambulation aléatoire au gré de mes envies et du vague souvenir de ce que je suis venue chercher lorsque je me trouve à nouveau nez à nez avec elle. Ebahie, je l'entends alors maugréer à voix assez forte qu'elle ne peut pas faire un pas sans me trouver sur son chemin, dans un langage fleuri. Pire que l'indifférence, elle se souvenait bien de moi, et sa rancune était tenace. Cette boutade amère et blessante, presque une insulte qu'elle me jetait à la face témoignait de la persistance de la frustration dans sa vie. Mortifiée, j'ai senti la colère, la honte et la déception m'étreindre, et je remâchais encore dans ma voiture, sur le chemin du retour, les mots qui m'auraient permis de soigner mon amour propre blessé.
Soudain, coincée derrière un pick up fumant, une vague d'émotion m'a submergée et j'ai accueilli la douleur de cette jeune fille, non pas comme si je l'avais ressentie, mais comme si je la comprenais. Je ne saurai jamais précisément ce que je représente pour elle, mais je comprends qu'elle ait besoin de se venger.
Quelque chose a fondu en moi et j'ai accepté qu'elle puisse me haïr.