Conseils de classe de fin de seconde. Une heure pour 33 élèves, troisième trimestre, c'est celui de l'orientation. Normalement, elle a dû se faire en troisième. Seulement, une partie des élèves qui arrivent au lycée général n'ont pas eu de place au lycée professionnel, ou bien ont été orientés pour respecter les objectifs fixés en haut lieu: tant de pourcent pour les redoublements, tant pour les passages en voie professionnelle, tant pour le lycée général. En réalité, au moins 10 % des élèves qui entrent en seconde sont mal orientés, parce que ce n'est pas leur choix, ou bien parce qu'on a surévalué leurs possibilités, on leur a menti en quelque sorte, sciemment. Pour eux, le lycée est une souricière. Entre filières contingentées auxquelles ils ont peu de chance d'accéder après une mauvaise seconde, les réorientations impossibles car les élèves de troisième sont prioritaires, un niveau insuffisant pour entrer en première, le seul choix est le redoublement, alors même qu'on sait qu'une année de plus ne comblera pas les lacunes, que l'élève ne peut suivre en voie générale. L'année d'après, résultats inchangés, triplement? "Mais non, si tu n'as pas de place en filière technologique, on te fera passer en première L à la rentrée", me suis-je entendue dire à Nazirah. Et puis? En commission d'appel, ça passe, alors? Une élève qui n'a aucune appétence pour les lettres, un niveau insuffisant, et très peu de chances d'avoir son bac sur le papier, entre en première L, est-ce un drame? En réunion d'harmonisation, une fois les copies de bac corrigées, dans un an, l'inspecteur demandera à sa troupe d'enseignants de relever les notes, pour arriver à la moyenne. Il se peut qu'elle l'ait, son bac... Mensonges à tous les étages, dévaluation de l'effort et de l'examen: à quoi ça sert de respecter les exigences des profs et des programmes? Ils sont encore les seuls à y croire à cette exigence, les profs, ou à faire semblant d'y croire, parce que sinon, à quoi servent-ils? Quelle est la valeur de l'examen? Se voiler la face. Leïla frappe alors à la porte de la salle. Elle tombe bien, j'ai pensé à elle durant toute la soirée. Première S refusée, ES conseillée, mais c'est L, son deuxième voeu. Je ne me suis pas prononcée, c'est allé très vite, 1h00 pour 33 élèves. Je connais ses difficultés langagières, la maîtrise de la syntaxe hésitante pour cette anjouanaise fière et travailleuse, sa dernière dissert délirante de 6 pages à côté du sujet. Elle veut être médecin. Je le sais. Les autres ont tranché: ES. Elle est à la porte ce matin. Elle veut aller en L. Elle a besoin de mon accord, je suis son prof de français. En une soirée elle a dû oublier son rêve d'être médecin, se rabattre sur autre chose, les lettres... Je sais déjà que je l'aiderai. Ce que je sais aussi c'est que son 16 en latin ne lui permet pas de décliner rosa, et que 9 en français, c'est pas terrible pour entamer une filière littéraire. Mais finalement je m'en fous, je pars du principe que je n'ai pas à m'opposer à son choix, même s'il est fait par défaut. Pas le droit de lui dire: "tu ne réussiras pas", alors même que mon inspecteur me demandera de réhausser mes notes de 2 ou 3 points au bac...Alors je dis à Leïla: "Tu aimes lire au moins?" Elle fait la moue."Ca va être dur tu sais, huit heures de français par semaine, et la culture littéraire que tu dois te confectionner, il faudrait au moins que tu aimes lire.
-Je me forcerai, au collège je passais mon temps à lire des BD, je changerai de genre, c'est tout."
Elle me laisse sans voix. On a bossé cette année, elle en a lu des bouquins, elle n'a pas accroché, c'est tout. Je me ressaisis, la regarde, comprends qu'elle attend plus de moi.
-Bon, tu te souviens de la liste de lectures distribuée en début d'année? Il faut que tu lises les classiques selectionnés.
-Je ne sais pas si j'aurai le temps de les acheter avant de partir, et ensuite je ne pourrai pas les trouver.
J'ai horreur de faire ça, m'immiscer :
- Tu vas où, à Mayotte?
-Anjouan.
-Tu pars quand?
-Le 7 juillet.
Je comprends qu'elle a amplement le temps d'acheter les bouquins, alors si ça coince, c'est sûrement une question d'argent. Je l'emmène en salle de lettres, on choisit ensemble les bouquins que je lui prête. Je m'emballe déjà, lui parle des notes qu'elle doit prendre, de l'intérêt de chaque bouquin. Elle ne bronche pas. Au bout d'un moment, elle me demande très sérieusement: "Je pourrai sortir pendant les vacances?" Je suis interloquée, peut-elle préciser ce qu'elle veut dire? "Oui, sortir un peu, me divertir, ou dois-je lire et travailler tous les jours?"
Elle ne plaisante pas, ne se moque pas de moi, elle me demande mon expertise, elle se soumettra à mon verdict, je suis la loi, l'alpha et l'omega de sa réussite. L'espace d'une fraction de seconde je pense à mes gosses, j'ai le vertige et je réponds que je n'ai aucun pouvoir sur elle, et que j'espère qu'elle trouvera plaisir à la lecture des livres que je lui prête. On ferme la salle, traverse le lycée, elle en profite pour m'extorquer des infos sur l'oral, je la rassure, lui dis qu'elle a un an pour le préparer, que c'est une formalité. On se quitte et je lui souhaite de bonnes vacances: c'est le moins que je puisse faire.