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Billet de blog 9 janvier 2014

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Tifenn

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il est 9h00 du matin et je n’ai pas l’habitude de répondre au téléphone sans une certaine anxiété les jours où je ne travaille pas. Sur l’écran digital du portable s’affichent les prénoms d’un couple séparés par un tiret. C’est la voisine. Dans un élan d’optimisme de début de relation, j’avais enregistré son numéro. J’avais collé leurs deux prénoms : Alain-Annie, d’une pierre deux cous, un bon pense-bête. L’œil fixé sur le cadran, j’envisage de ne pas répondre, puis je reviens sur ma petite lâcheté première en manifestant une lâcheté plus grande encore, elle ne peut ignorer que je suis chez moi, quelle excuse devrai-je inventer plus tard, quand inévitablement je la croiserai ? J’effleure l’écran pour accepter l’appel, dépitée, j’appréhende déjà qu’elle ne m’invite pour un repas d’adieu sur le pouce, ce midi, je l’imagine faire réchauffer le contenu d’une boite de conserve bio gardée pour la circonstance. Je devrai alors faire semblant d’agréer sa conception écologique du monde et la plaindre du peu de temps dont elle dispose pour se consacrer à l’art culinaire. Pauvre otage des petits pois. En un éclair, j’envisage avec un regain d’angoisse la catastrophe que représenterait un interminable diner d’adieu dont on ne peut s’extirper en prétextant un vieux mal de tête et une absence de goût pour les desserts. J’en suis à pester intérieurement d’avoir à sacrifier aux rituels d’urbanité, quand après s’être aimablement excusée de me déranger si tôt, ma voisine m’apprend le but de son appel : elle aurait besoin de câbles pour démarrer le gros 4x4 de son ami, en aurais-je ? Soulagée, bien qu’un peu piquée d’avoir bêtement présumé de ses intentions, je lui réponds non moins aimablement qu’elle peut venir les chercher. Au portail, elle est déjà en pleine discussion avec mon mari, à ses pieds deux gros cactus en pots, déplumés. Elle m’explique qu’elle me les donne, si cela ne me dérange pas bien sûr, et que je peux venir chercher ce qui m’intéresse dans son jardin. Charmante invite. Elle a à la main deux petits livres qu’elle me tend, l’air emprunté. Les livres sont vieux, ce sont des livres de poche de la collection « Mille et une nuits ». Ils sont écornés, semblent avoir souffert d’une longue station sur une étagère dans nos contrées humides. Leur tranche est jaunie par endroits, non uniformément, comme piquée, et un en particulier, plus fin que l’autre gondole. Je jette un œil sur les titres. Les livres usagés que l’on offre, en disent souvent long sur leurs propriétaires ou sur l’image qu’ils ont de vous, les liens qui vous unissent. Ils sont parfois des messages, certes ambigus, un livre ne se laissant pas facilement réduire à la fonction de post-it. Tu vois j’ai pensé à toi ! « Lettre sur le commerce de la librairie » de Denis Diderot. Oui, je souris, un peu incrédule, vaguement coupable, je ne connais pas cet ouvrage. J’ai dû m’épancher une fois de plus sur mon désir d’ouvrir une librairie, histoire de me forcer à dépasser ce qui reste une misérable velléité. L’autre attire mon attention : Pa Kin, « A la mémoire d’un ami ». Si je considère qu’il s’agit là d’un message, selon cet art subtil du titre érigé en maxime,  il me semble amplement disproportionné, voire assez maladroit, car cet opuscule débute par : « Le dix mai dernier, Congwen a quitté ce monde. » Je n’envisage pas de mourir tout de suite, ma voisine déménage, je ne sache pas qu’elle soit suicidaire. Ce doit être une métaphore. Je suis gênée, elle aussi, je rentre à reculons, après l’avoir trop chaudement remerciée et la laisse avec mon mari à la résolution de ses problèmes mécaniques.

Une fois installée à mon bureau, j’ouvre le petit livre chinois. Alors que je ne m’attends pas à une quelconque dédicace, j’aperçois sur l’envers de la couverture un texte manuscrit assez long, qui après vérification court jusqu’à l’envers de la quatrième de couverture. Intriguée, prompte à m’émouvoir de cette attention, qui décidément entame le reste de considération que j’ai en ma faculté d’empathie, je lis le texte suivant :

« Vannes, le 09/12/95

A  Alain.

en souvenir d’une journée mémorable, où nous avons pu partager les joies de la société de consommation :

-       la traversée (plus d’une fois) du supermarché en long et en large ;

-       les caddies qui vous rentrent dedans, les enfants pleurant, les parents criant, bref tous les plaisirs d’une famille banale qui profite de la « détente » tant attendue de cette fin de semaine ;

-       1 K7 introuvable, 1 CD désirable mais trop élevé, 1 CD désiré et acheté ;

-       1 aspirateur qui vous « tombe » dans les bras ;

-       des provisions pour la route, fraises ou chocolat, du sucre, toujours du sucre ;

-       bref, la soif d’acheter en somme.

Et pour couronner le tout :

-       un verre à 10 F 50

-       renversé sur le Télé K7 des Marx Brothers où Alien 3 a été touché en plein cœur

-       et surtout, verre payé en chèque.

O joie, ô bonheur, sans cesse renouvelés, sans cesse redoutables, sans cesse redoutés, et pourtant si désirables et pourtant si désirés !

Pitié, on y retourne quand ?

Tifenn. »

La première surprise passée, je m’attarde sur ces quelques mots laissés par une, un inconnu,  dans le livre d’un autre que sa compagne m’offre.

Les livres qu’on offre sont à notre image, en disent long sur nous-mêmes.

Je me rassure en balayant l’idée saugrenue qui m’était venue, en ouvrant le livre, que ce serait peut-être à moi d’inviter ma voisine à un diner d’adieu avant son départ.

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