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Billet de blog 9 août 2010

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Le facteur manchot

Ca, c'est l'histoire familiale, une petite couillonise, qui en dit long sur les luttes internes d'influence, qui traversent tout roman familial et peut-être aussi les rapports contigus, quels qu'ils soient. Ma cousine et moi, on n'est jamais d'accord, c'est un principe, qu'on s'accorde à respecter. Elle est cinéphile, tous les films qu'elle voit , qu'elle analyse souvent brillamment et à perte, juste pour elle, ou nous, le cercle familial restreint, nous les tenons généralement en grande estime, quand nous ne les avons pas vus.

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Ca, c'est l'histoire familiale, une petite couillonise, qui en dit long sur les luttes internes d'influence, qui traversent tout roman familial et peut-être aussi les rapports contigus, quels qu'ils soient. Ma cousine et moi, on n'est jamais d'accord, c'est un principe, qu'on s'accorde à respecter. Elle est cinéphile, tous les films qu'elle voit , qu'elle analyse souvent brillamment et à perte, juste pour elle, ou nous, le cercle familial restreint, nous les tenons généralement en grande estime, quand nous ne les avons pas vus. Ils sont frappés du sceau de sa compétence. Parfois, nous voyons les mêmes et là ça se complique, car son jugement prime toujours un peu sur le nôtre. Il faut dire qu'on ne veut pas voir la même chose. Moi, par exemple, je refuse la tradition, j'ai besoin d'être malmenée, déroutée, de sentir que quelque chose de majeur m'arrive, quand je vais au cinéma. Quand je dis que je refuse la tradition, c'est faux, je refuse ce qui joue sur la tradition, ne crée rien, ne bouleverse pas les codes convenus. Ainsi, j'adore John Huston, qui pourra paraître traditionnel, mais qui s'affranchira des conventions pour introduire dans son oeuvre, un peu de sa folie, ou de celle des grands auteurs qu'il visite. Alors évidemment ma conception peut paraître extrémiste, et laisse sur le carreau une bonne partie de la production cinématographique. En soi, c'est déjà un défaut. Surtout quand j'en arrive à m'extasier sur une pensée que je trouve iconoclaste. Par exemple, nous sommes allées voir "Tournée" de Mathieu Amalric ensemble, et le film m'a ravie. Pourquoi? Rien que par la rareté, la beauté, des êtres qu'il mettait en lumière, au sens propre. Puis pour leur humanité et la liberté qu'ils portaient haut, à travers une quête simple de soi, par et dans l'autre, sans jamais se laisser happer par l'autre. Là, je deviens obscure, et c'est ce que me reproche ma cousine, une quête donc, de vérité. Crue et nue, même si le dérisoire des paillettes la poétise. Et puis, j'ai trouvé le film politique. C'était un parti pris idéologique, une façon de contourner la "fadeur" (euphémisme) de ce vivre ensemble qui nous est proposé, pour y inclure une dimension d'étrangeté et de désir qui peut nous pousser au frottement avec l'autre. Bref, là où j'ai adoré, ma cousine a dit, ouais, bof. Pourquoi? Trop alambiqué. Et puis la portée politique d'un film, on sait où ça nous mène: invariablement vers le cul de sac idéologique. Le cinéma, c'est pas ça. Le cinéma, ce sont des effets calibrés, identifiables, au service d'un divertissement. Faut pas que ça sombre dans la littérature. Alors, inévitablement, je pense au facteur manchot. Quand nous étions petites, nous suivions jour après jour le ballet du facteur au pied de l'immeuble de nos grands-parents. C'était un rituel immuable, rassurant, qui prenait ses racines dans le cycle de la journée de mon grand-père. L'apparition du facteur, la pétarade qui le précédait, la levée du courrier, ventre à terre dans l'escalier, puis la glose sans fin à partir des proses disparates reçues et commentées abondamment autour de la table de la salle à manger. Un plaisir. Que nous partagions. Jusqu'au jour où, bien des années plus tard, ma cousine me dit: " Tu te souviens du facteur manchot?" J'ai eu du mal à répondre, j'ai cru une fois de plus avoir manqué un truc essentiel de ma vie, le facteur manchot, je voyais pas. "Mais si, souviens-toi!". Alors, je me suis souvenue de notre facteur, que j'ai vu jour après jour, dix-huit années durant. Il arrivait tous les matins à onze heures sur sa mobylette, les deux bras sur le guidon, sa sacoche en bandoulière et la barbe hirsute du mec bonhomme, qui fait des ronds dans la cour. Pour faire des ronds à mobylette, il n'avait pas assez de ses deux bras. C'est ce jour-là que j'ai compris que mon roman en valait bien un autre.

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