Tout vient de là, pensait la tante Francette, de ce qu'elle n'a pas de père, la pauvre. Et sa mère, incapable de l'élever. C'est malheureux, de faire des gosses si jeunes et de ne pouvoir les assumer. Va savoir ce qu'elle deviendra la gamine, il y a fort à parier qu'elle tournera mal. Elle le pensait pas fort, car ce n'était pas de bon aloi dans la famille d'avoir de mauvaises pensées.On était des gens bien, et on accueillait l'adversité avec dignité. N'empêche, qu'au détour d'une soirée, bien des années après, alors qu'elle s'épanchait inhabituellement, elle l'avait lâchée sa bombe la bonne tante Francette:"Finalement tu t'en es bien sortie, pour une fille de divorcés, et avec les parents que tu as eus,on a eu peur pour toi, tu sais".On a eu peur pour toi...J'avais pas l'impression qu'ils aient eu si peur que cela, j'avais pas l'impression d'être à plaindre, j'avais pas l'impression d'être déterminée, j'avais pas l'impression d'être malheureuse, ou pauvre, ou abandonnée, ou même observée. Ce soir-là, sa pitié pour la gamine que j'étais m'a paru si odieuse que j'aurais voulu supprimer mon enfance bien aimée, mourir ou les avoir tués à dix ans, pour leur donner raison et arracher leurs sourires de faussaires de leurs faces doucereuses. Mais c'était trop tard. J'avais déjà déjoué leurs pronostics.Tout à coup, ce que j'étais m'apparut non plus naturel et enviable, mais comme une sorte de hasard, un jeu à pile ou face devant témoins qui prennent les paris. On m'avait dépossédée de moi, soumise aux circonstances, privée de ma liberté. L'enfant gaie et insouciante avait été abattue en plein vol, comme un petit gibier. L'image de moi se heurtait au miroir des autres, de tous les autres rassemblés qui avaient vu ce que je ne pouvais voir. Moi qui me croyais princesse, je découvrais que je n'étais qu'un vilain petit canard de ball-trap. Mais si le vilain petit canard est conscient de sa condition, c'est pour mieux aspirer à être un cygne, moi, princesse de pacotille, que pouvais-je espérer? Qu'avais-je espéré qui ne soient les rêves d'une pauvre gosse. Je venais de sortir de la caverne, et le monde avait perdu tout charme à mes yeux. Même si elle avait tort, la tante Francette, le fait même qu'elle ait pu le penser donnait à mon existence une méchante teinte vert-de-gris. Ce soir-là je dormis mal, je m'éveillai en pleine nuit et tournai, virai dans le lit de cette chambre d'amis au papier peint défraîchi et prétentieux. Je n'avais jamais aimé ces reproductions de planches botaniques au mur, richement encadrées. De ces objets dénichés chez les antiquaires et qui attestent par leur patine, leur prix, et leur récurrence de poncif, du bon goût des maisons bourgeoises. Ici tout sentait l'usurpation et la rance sueur du parvenu. Le marbre au sol de la salle de bains, les placards encastrés aux miroirs géants, le lit bateau piqué et authentiquement vermoulu recouvert de velours vert anglais. Je me sentais oppressée et j'ouvris la fenêtre qui donnait sur la pelouse au cordeau et les bosquets fleuris, amoureusement entretenus par ma tante. Elle les aimait ses parterres, presque autant que son yorkshire, petite bête craintive à la langue inlassablement pendante. Finalement, laisser libre cours à mon mépris me faisait du bien. Je ne les aimais pas. Maintenant je savais pourquoi. Je descendis à la cuisine pour prendre un verre d'eau, me rafraîchir avant de me recoucher. Le sol était froid, cela contribuait à aiguiser mes sens et ma lucidité. En furetant çà et là sans intention particulière que celle de mettre un terme à mon ressassement douloureux, je remarquai sur la table roulante en vieux bois un panier rempli d'oignons. La vision que j'eus était insolite: les oignons n'étaient pas ceux comestibles que l'on utilise pour la cuisine, mais des bulbes de fleur, que je reconnus instantanément pour être des oignons de narcisses, dont la planche encyclopédique trônait en face de mon lit. Je n'hésitai pas une seconde, et agis très froidement, avec une précision inhabituelle dans les gestes.
Le lendemain, je me levai de bonne heure, déjeûnai seule. La conversation avec ma tante avait duré anormalement tard la veille, elle qui n'avait pas l'habitude de veiller avait raté l'heure régulière de son réveil. Je griffonai un petit mot que je laissai bien en évidence sur la table:
" Ne m'attends pas pour manger, je resterai travailler à la bibliothèque.
PS: je t'ai préparé le hachis d'oignons pour ton omelette du vendredi, c'est dans le frigo, dans un ramequin entouré de célophane. Régale-toi bien,
A ce soir.
Ta nièce, A."