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Billet de blog 15 mai 2011

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Mets ton pull, il fait froid le soir.

La petite était tellement excitée que malgré la baisse de température de cette soirée d'août, elle serait partie en tricot de peau. Elle avait passé sa journée à gambader dans la cour, dévaler la pente de béton après le chien, le chat ou les oiseaux qui passaient par là. Son grand jeu était de s'accroupir au sommet de la pente, relever sa jupe, baisser sa culotte et faire pipi là. Elle regardait avec espoir le mince filet jaune couler et s'élargir jusqu'à la grille d'évacuation, si elle arrivait à la toucher, elle avait gagné. Mais c'était rare, trop loin, elle savait qu'elle était encore trop petite, la flaque translucide finissait par s'étirer sur les côtés et stagner. Papi les appelait les pisseuses, elles étaient fières de ce nom, elles faisaient même des concours entre elles. Ce soir, elle était seule avec Papi, les filles ne viendraient pas, Mamie non plus d'ailleurs. Elle ne trouvait pas ça bizarre, c'était un honneur qui lui était fait. Papi l'emmenait à la fête foraine. Mets ton pull, chérie, le pull marin, il est très chaud. Le pull marin bleu aux rayures blanches avec les boutons sur l'épaule, celui qui est dur à enfiler par la tête. Oh non, voilà qui allait gâcher la soirée! Il y avait le pull rouge et bleu, celui rouge et blanc, l'autre tout bleu marine, elle en avait des tas des pulls marins achetés dans les boutiques spécialisées avec Papi et Mamie pendant les vacances. Ils coûtaient cher, c'était de la bonne qualité, ça durait des années, mais bon sang comme ça piquait! Elle ne voulait pas le dire, elle avait peur de leur faire de la peine, mais les pulls marine c'était pas de la tarte! Ca y est, c'est l'heure, Papi attend au bas de l'escalier, le chien est déjà dans la camionnette, mamie lui fait un gros bisou, il fait une chaleur dans ce pull!

C'est la nuit et il y a des lumières partout, des gens partout. La place paraît immense, on ne la reconnaît plus. C'est inquiétant et magnifique à la fois. La musique joue fort, les manèges tournent vite et il ne faut pas lâcher la main de Papi. Dans un moment il y aura des feux d'artifice. Papi est grand et fort, il l'a juchée sur ses épaules, il a fendu la foule dense pour s'approcher le plus possible. Mais il faut faire attention aux étincelles de feu, ne pas se mettre trop près, elles pourraient les atteindre et les brûler. Tout à coup, les explosions commencent et les lumières surgissent de partout. Elle s'accroche fort au cou qui pique de Papi. Elle est fascinée, mais en même temps elle a très peur, elle ne peut pas oublier sa peur malgré les éclats de lumière sur le ciel noir. Ca dure une éternité et elle commence à avoir froid, malgré le pull marin, Papi le sent bien et la fait descendre. Il est jovial Papi et ça la rassure un peu, mais elle s'inquiète pour le chien avec tous ces pétards, il aura eu bien peur dans la camionnette, elle s'impatiente, piaffe, faut aller chercher Piqui. On fend la foule à nouveau dans le sens inverse, le trajet est long jusqu'à la camionnette et elle ne peut pas courir, elle se perdrait comme sur la plage, toute seule, à Notre-Dame, ah ça non, alors elle trottine accrochée à la main de Papi. Piqui est calme, roulé en boule dans la camionnette, mais il fait la fête quand on le fait descendre. Piqui, c'est seulement l'accordéon qui l'embête. Quand Papi met des airs d'accordéon à la radio, il hurle sur la musique, ça fait rire Papi, mais pas Mamie. On repart vers la fête et Papi rencontre des gens, discute, rigole, boit un coup. Elle a droit à son diabolo grenadine et elle mange une barbe à papa. Maintenant Papi l'emmène au ball-trap, il va tirer à la carabine pour lui gagner une grosse peluche comme celle que maman a ramené de Paris un jour par le train. C'est un gros tigre orange et noir bien plus grand qu'elle. Maman a eu du mal à le faire voyager dans le train et tout le monde a trouvé ça bizarre qu'elle trimballe un gros tigre avec elle. Mamie a dit qu'il était trop gros le tigre, il prend toute la place dans la chambre et il perd des petites billes blanches qui se nichent partout. Mais il est très confortable et il est tellement grand qu'il la protège quand maman n'est pas là. Elle ne voit pas de tigre exposé derrière les cibles au ball-trap, et elle se demande bien ce que Papi va lui gagner. Papi, il a gagné le gros lot, il est fier, heureux et le monsieur les emmène derrière la barraque. Ca sent un peu mauvais, elle est inquiète, les poupées se trouvent devant, accrochées en l'air sur des étagères. Quand Papi saisit l'énorme oie blanche et la met sous son bras sans ambages, elle est un peu déçue. Une oie? Mais oui, on la mettra avec les poules et les pigeons et Mamie et toi vous lui donnerez à manger, ce sera ton oie. Bon, je l'appellerai Gédéon, est-ce que je pourrai jouer avec? Je ne crois pas, les oies sont un peu méchantes et elles t'attaquent et te pincent si tu les embêtes. Elle n'ose pas le dire, mais elle préfère le tigre de maman, il est inoffensif et on peut dormir dessus. Mamie aussi a l'air déçue, elle parle en polonais avec Papi et on ne comprend rien de ce qu'ils disent, juste que quand ils parlent en polonais, ils ne sont pas d'accord. L'oie est partie dans le poulailler, mais il paraît qu'elle fait plein de bêtises. Et puis, dans la cour, avec le chien et les petites c'est plus possible, alors Mamie elle a demandé à Papi de s'en débarrasser.

Elle est dans sa cabane sous le grand saule pleureur, et elle entend des cris, c'est l'oie, elle la reconnaît, ça dure longtemps, elle n'a pas envie d'aller voir. Quand elle sort de dessous le saule, elle voit une forme blanche courir partout dans la cour en rond, c'est Gédéon, mais elle n'a plus de tête et elle court en battant furieusement des ailes. C'est une vision étrange, qui la dégoûte un peu, elle n'a pas le temps d'y penser car Mamie vient la prendre dans ses bras pour l'emmener jouer là-haut. Dans les bras de Mamie, quand elle s'est retournée, elle a vu la flaque de sang qui s'élargissait vers la grille d'évacuation en bas de la pente. Même si ça l'a fait pleurer de voir le sang, elle a pensé que l'oie avait gagné: sa trace avait atteint la grille.

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