Durant mes années de collégienne, j'ai rencontré la Langouste. Elle ne s'appelait pas encore ainsi, juste la grande Corinne, un personnage, de ceux qu'on aimerait bien éviter quand ils vous tombent dessus, et qu'on n'arrive plus à oublier, quand ils ont disparu de votre vie. Elle n'aimait déjà pas son prénom, et s'en cherchait d'autres en cours de latin avec une ardeur étymologique appliquée. Exilée auprès d'elle tout un trimestre, je suivais avec hébétude sa quête inlassable, qu'elle s'évertuait à me faire partager de près, ayant découvert dans ses recherches une racine commune à nos deux prénoms. Il était évident qu'au nom de cette filiation je devais m'associer à la métamorphose identitaire qu'elle entreprenait. J'aimais mon prénom, si je pouvais la plaindre de s'appeler Corinne, cruelle, je me disais qu'elle ne l'avait pas volé. Justement, sa mère la plaça en foyer l'année suivante, après l'avoir accusée de dérober de l'argent dans la caisse de la quincaillerie qu'elle tenait au village. Nul doute qu'elle avait choisi ce prétexte pour se débarrasser de l'adolescente perturbée et envahissante qui l'empêchait de couler des jours heureux auprès de son nouveau compagnon. Ainsi, elle inspira Corinne, qui ne partit pas sans avoir au préalable réalisé le larcin injustement imputé et devenu prémonitoire. Je vous l'avais bien dit! Les enfants deviennent souvent ce qu'on leur dit qu'ils sont. Pour l'heure, elle n'était pas devenue la Langouste, malgré les imprécations de mauvais augure que sa mère lui jeta en la chassant. Nous nous croisâmes à nouveau au lycée, où je ne sus comment la nommer, car elle s'était affublée de deux ou trois prénoms romanesques qui changeaient au gré de ses humeurs fantasques, jusqu'au jour où nous montâmes, on ne sait par quelle suite d'opérations hasardeuses, la pièce de Marcel Aymé "Clérambard". Je jouais Saint-François d'Assise et une des filles idiotes, rôle dans lequel j'excellai, si bien qu'on me prédit une carrière comique d'envergure. J'étais consternée. Elle était la Langouste. Celle qui a "les intérieurs en duvet de canard"quand on lui parle d'amour. Elle le resta à compter de ce jour, et se baladait souvent son long boa au cou. Nous nous perdîmes de vue, puis nous nous croisâmes à nouveau dans les couloirs de la cité universitaire. Elle écoutait Leo Ferré, faisait Lettres dans l'espoir de devenir flic, lisait "Belle du seigneur" et nous en profitâmes pour fonder la troupe du petit ballon rouge. Une étudiante en Art de ses amies s'imposa metteur en scène, et nous fit déclamer des "sturm und drang" en nous roulant par terre, avant de nous apprendre à faire circuler l'énergie cosmique en nous. Par un curieux renversement la Langouste devint une bourgeoise névrosée, et je fus la furieuse Baby Sitter de René de Obaldia. Dans la vie aussi je gardais des enfants et nous comparions nos jambes. Je ne sais si la Langouste a rejoint la mondaine, et quand je pense à elle, il me revient cette phrase qu'elle m'avait dite à propos de ses jambes:"C'est la seule chose que j'aie de bien, je vais pas me priver de les montrer, je sais bien ce qu'elles valent." Je ne lui dis pas que je les trouvais moches ses jambes, j'avais pour la Langouste une affection inquiète et superstitieuse, et je ne voulais pour rien au monde qu'elle s'en aperçoive.
Billet de blog 18 avril 2011
La langouste est un plat qui se mange froid
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