Après le choc du départ, celui de l’arrivée. Dans les premiers temps, les personnes détenues transférées de Nouméa à l’Hexagone entre juin et novembre 2024 sont sans argent et sans contact avec leurs proches, le temps que l’administration fasse le nécessaire pour mettre à jour leurs données. Tout au plus peuvent-elles passer un appel, mais sa durée – moins de 40 secondes, d’après les témoignages – ne suffit pas toujours pour préciser leur localisation à leurs proches et leur permettre d’envoyer du courrier ou des mandats (voir p.45 : Il me dit : “Je suis en France”,
et la communication coupe).
Une fois le compte nominatif et le compte téléphone ouverts, les problèmes de précarité économique et sociale auxquels font face les personnes transférées ne sont pas résolus pour autant. Les familles n’ont pas toujours les moyens de leur envoyer beaucoup d’argent. Certains ne reçoivent que 30 euros par mois au titre de l’indigence, qu’ils doivent répartir entre les appels et les cantines. Or, si les appels locaux sont déjà chers en prison, les communications téléphoniques vers la Nouvelle-Calédonie sont facturées au tarif international, encore plus élevé que le tarif vers les Dom-Tom. La plupart des personnes transférées dans l’Hexagone n’ont donc que quelques minutes pour échanger avec leurs proches. « Ma fille me manque », indique Monsieur E. « Au pays, les conditions de détention étaient très dures, mais j’avais ma famille. Je trouve ça dégueulasse de la part d’un pays qui prône la liberté, l’égalité et la fraternité de traiter ses citoyens de la sorte. »
L’isolement est d’autant plus grand que la plupart n’ont pas de famille dans l’Hexagone. « Je leur ai dit, mais ils ont dit que ce n’était pas grave ! », explique Monsieur J. « C’est très dur, avec le climat, la distance, le harcèlement des surveillants… Je suis allé à l’hôpital pour un lavage d’estomac, à cause d’une overdose d’eau de Javel. » Il n’est pas le seul pour qui le transfert a eu des conséquences dramatiques. Atteint de graves troubles psychiatriques diagnostiqués avant son incarcération, Monsieur O. a été transféré le 22 juin : « Ils m’ont fait monter dans un avion sans me donner mon traitement », se souvient le jeune homme de 23 ans, condamné à 18 mois d’emprisonnement en mars et par ailleurs père de deux enfants en bas âge. Son état s’est dégradé pendant ses premiers mois de détention dans l’Hexagone. « Quand je suis arrivée en France en septembre, il ne m’a pas reconnue », confie sa mère. « Au parloir, je l’ai découvert très amaigri et en plein délire. Il portait les mêmes vêtements que quand il est parti, il n’avait aucun habit de rechange. »
Des conditions de détention moins catastrophiques, mais…
Beaucoup notent, comme Monsieur E., une certaine amélioration de leurs conditions de détention au regard de celles, catastrophiques, du Camp-Est (voir p.24). Aussi, même parmi ceux qui ne l’avaient pas sollicitée, certains s’accommodent de leur nouvelle affectation : « Je travaille, je vais à l’école, alors qu’en Nouvelle-Calédonie on ne m’a rien proposé », indique Monsieur N., incarcéré dans un centre de détention de l’Hexagone depuis début juin. Mais pour d’autres, en l’absence notamment d’une formation ou d’un poste de travail, dont l’accès reste très limité pour l’ensemble de la population carcérale, les avantages du transfert peuvent sembler bien maigres face à l’arrachement qu’il constitue. « Pour moi, la seule différence c’est que je n’ai pas de famille ici », lance Monsieur R., affecté dans un centre de détention d’Île-de-France. « Je n’ai pas de travail, j’ai dû attendre un mois pour appeler ma compagne et mon enfant d’un an », résume pour sa part Monsieur L. « Le respect de la dignité [en termes de conditions de détention], c'est une chose, mais il y a aussi notre famille, le droit d'être près de nos enfants, de nos femmes, de nos maris… Être enfermée à 17 000 kilomètres de ses enfants, c'est atroce », témoigne la militante indépendantiste Brenda Wanabo, dont la détention provisoire a été levée mais qui reste placée sous contrôle judiciaire dans l’Hexagone.
Pour beaucoup, pouvoir rejoindre les siens et son territoire devient alors une préoccupation majeure, d’autant plus vive que l’administration pénitentiaire ne semble pas avoir proposé de solution de retour à la sortie de prison. « Par la suite, on fait comment pour rentrer chez nous ? », demande Monsieur L., dont la peine est aménageable à partir du mois d’août 2025. Le code pénitentiaire prévoit que l’établissement « peut procéder ou participer à l’acquisition d’un titre de transport »[1] pour les personnes qui n’auraient pas un solde suffisant sur leur compte nominatif pour pouvoir rentrer chez eux à leur sortie de prison. Mais cela ne revêt pas de caractère obligatoire, et les personnes transférées depuis la Nouvelle-Calédonie n’ont visiblement reçu aucune information en ce sens. C’est même parfois l’inverse : « Ils m’ont dit qu’à la fin de la peine, c’est nous-mêmes qui devions financer le retour ! Je ne veux pas finir à la rue ici en France, je n’ai aucune famille ici et je n’ai jamais voulu venir », proteste Monsieur C.
Le choc de parcours interrompus
En éloignant soudainement des dizaines de prisonniers de leur point d’ancrage, les transfèrements ont parfois mis en péril des parcours judiciaires – avec des audiences qui se sont tenues en l’absence des personnes condamnées – et des parcours d’exécution de peine. La circulaire du
21 février 2012 prévoit pourtant qu’avant un transfert, le greffe de la prison « vérifie systématiquement qu’il n’y a pas […] transmission par le Spip au parquet d’une demande d’aménagement de peine, […] pour qu’il soit le cas échéant sursis à l’exécution du transfert de la personne détenue jusqu’à ce qu’intervienne la décision judiciaire ». Force est de constater que ce principe n’a pas toujours été respecté. « On avait un client qui était en pleine procédure d’aménagement de peine, la demande avait de bonnes chances d’être acceptée, mais ils l’ont fait partir, on n’a pas compris », déplore Louise Chauchat, avocate au barreau de Nouméa. Son client a dû refaire une demande dans l’Hexagone lorsqu’il a pu rétablir le contact avec elle, perdant ainsi plusieurs mois et l’espoir d’une réinsertion sur le Caillou. Quant à ceux qui n’ont pas les moyens de maintenir le contact avec leur conseil, ils doivent d’abord en trouver un autre sur place pour pouvoir envisager un nouveau projet d’aménagement de peine. Si tant est qu’ils parviennent à se projeter sur une sortie de prison à 17 000 kilomètres de chez eux.
Pour aider les personnes en provenance de Nouvelle-Calédonie, des opérations de solidarité s’organisent. Plusieurs associations, notamment celles qui sont réunies dans le collectif Solidarité Kanaky, se mobilisent pour les aider à prévenir leurs proches, trouver un avocat, ou leur apporter un soutien matériel. « Il y en a qui sont arrivés complètement démunis, ils n’ont rien », constate Julie, du collectif Solidarité Kanaky. Des efforts considérables sont nécessaires pour localiser et identifier les personnes récemment arrivées, puis pour leur faire parvenir ce dont elles ont besoin : faire entrer des colis en détention et envoyer des mandats n’est pas évident pour d’autres que les proches des personnes détenues. « C’est très variable d’une prison à l’autre. Dans certaines, la délivrance de permis de visite met un temps considérable, et tant qu’on n’a pas de permis, on ne peut ni déposer de colis, ni en envoyer. Il y a des personnes pour lesquelles, jusqu’à aujourd’hui, on n’est toujours pas arrivé à faire un dépôt », déplorait Julie fin novembre. « Dans certaines prisons, le fait de ne pas être de la famille fait tout de suite barrage, même pour apporter du linge. »
« Je resterai ici tant qu’il y sera »
Les effets de ce soudain déracinement s’étendent aussi aux proches des personnes incarcérées, qui font face à cet éloignement du jour au lendemain et doivent batailler pour maintenir le contact. Si le coût des appels téléphoniques est prohibitif, celui d’une visite est, pour la plupart, hors de portée. Pour rejoindre l’Hexagone, plusieurs, notamment des compagnes et des mères, n’ont cependant pas hésité à s’endetter, voire à vendre tout ce qu’elles possédaient : « J’ai perdu mon travail, vendu ma voiture et mes affaires pour payer le billet et lui acheter des vêtements », soupire Nathalie.
Encore faut-il trouver un point de chute proche de l’établissement pénitentiaire, pour pouvoir se rendre au parloir. La compagne de Monsieur C. n’a pu lui rendre visite qu’une fois par mois jusqu’à sa libération conditionnelle, en novembre 2024. « Elle était hébergée chez une tante [dans une autre ville], elle n’aurait pas pu payer un studio là où je me trouvais », raconte-t-il. « Quand j’ai obtenu un parloir de deux heures, on pensait que c’était deux heures de suite, mais en fait il fallait qu’elle attende une heure entre deux parloirs d’une heure, et ça ne collait pas avec les horaires de train… »
Certaines ont décidé de tout quitter pour rejoindre leur proche, sans savoir quand elles rentreront : « J’ai vendu toutes mes affaires pour le rejoindre. Je n’ai pris qu’un billet aller », souffle Sylvie. Commence alors une vie de débrouille dans un environnement qu’elles découvrent. Certaines sont soutenues par les associations kanak pour trouver un logement, parfois un travail. « Je vais de maison en maison, via le réseau de solidarité kanak, mais c’est à 80 kilomètres de la prison. On essaie de trouver un studio à côté, témoigne Sylvie. Je resterai ici tant qu’il y sera. »
Par Odile Macchi
Cet article est paru dans la revue de l’Observatoire international des prisons – DEDANS DEHORS n°125 – Kanaky – Nouvelle-Calédonie : dans l’ombre de la prison

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