POINT DROIT
La participation à une manifestation interdite
Participer à une manifestation est l’exercice d’une liberté fondamentale, qu’elle ait été déclarée ou non[1], mais lorsqu’elle a été interdite, y participer est illégal.
L'autorité de police compétente [2] peut en effet prendre un arrêté d’interdiction[3], qui doit être notifié aux organisateurs ayant déclaré la manifestation ou à défaut, affiché (en principe aux portes de la préfecture) suffisamment tôt pour permettre l’exercice d’un référé-liberté devant le tribunal administratif[4], ou publié au recueil des actes administratifs[5].
Cet arrêté peut viser la manifestation déclarée, ou un appel sur les réseaux sociaux à manifester sans déclaration préalable, ou seulement délimiter un périmètre interdit.
Participer à une manifestation interdite par un tel arrêté est constitutif d’une contravention de la 4ème classe, éligible à la procédure d’amende forfaitaire[6].
Il n’est pas possible d’être interpellé pour une simple contravention, ni placé en garde à vue[7].
Pourtant, de nombreuses interpellations ont été effectuées, du seul fait (en pratique) d’une participation à une manifestation interdite.
- On fait le « Point »
Laurent Nuñez, préfet de police, a déclaré, sous serment, devant la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale[8], que la participation à une manifestation non déclarée ou un cortège hors parcours déclaré était une « déambulation sauvage » ou « un cortège sauvage », ce qui justifierait leur interdiction. A propos des manifestations à partir du 16 mars 2023 où des personnes se sont réunies de façon spontanée pour protester contre l’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution par le gouvernement, pour imposer le vote de la réforme des retraites, il a déclaré : « à titre personnel, je ne considère pas que ce sont des manifestations (..) ; elles ne sont pas déclarées, ce sont des cortèges sauvages et qui ne visent qu’à une chose, c’est à commettre des exactions (…) ; on n’est pas dans la revendication classique (…) De mon point de vue, on entre plus dans des phénomènes de violences urbaines ».
De fait, il a pris des arrêtés d’interdiction à compter du 17 mars jusqu’au 31 mars : le juge des référés du tribunal administratif de Paris a jugé, à propos du dernier arrêté que cette interdiction était manifestement illégale[9] et le préfet a cessé d’interdire ces manifestations.
Parallèlement, dès le 16 mars, nombre d’interpellations ont été effectuées par les forces de l’ordre[10], sur la qualification de délit de participation à un groupement constitué en vue de commettre des violences ou des dégradations[11]. Selon M. Nuñez, ce délit est constitué « du seul fait d’avoir participé à un groupement, à un groupe de personnes qui commet des violences ou des exactions »[12].
Pourtant, il s’agit d’un délit intentionnel (il faut avoir voulu participer au groupement « sciemment », « en vue de la préparation…de violences… ou de dégradations de biens » et cette préparation doit être « caractérisée par un ou plusieurs faits matériels »[13].
Autrement dit, le seul fait d’être dans une manifestation (rebaptisée « groupement ») interdite ne suffit pas à caractériser le délit créé par la loi Estrosi du 2 mars 2010 (article 222-14-2 CP).
Il semblerait qu’il ait été ordonné de procéder à des interpellations sur ce délit, ce qui revient à considérer que la simple participation à une manifestation interdite deviendrait ipso facto le délit de 222-14-2 du code pénal, ce qui est une interprétation tout à fait illégale, rendant la privation de liberté parfaitement arbitraire.
Devant cette même commission, il a été également indiqué que le seul fait de participer à une manifestation interdite serait constitutif du délit de participation à un attroupement[14].
- On refait le « Point »
L’autorité civile compétente doit porter une appréciation sur le déroulement de la manifestation pour décider si elle est devenue un attroupement[15] puis effectuer les sommations réglementaires pour pouvoir ordonner la dispersion de celui-ci et pour que le délit de participation à un attroupement puisse être constitué[16].
Ensuite, la Cour de cassation a jugé que « la circonstance que la manifestation projetée avait été interdite par l'administration ne suffit pas à démontrer qu'elle dû constituer un attroupement interdit »[17].
Le seul fait que la manifestation ait été interdite ne la transforme pas en attroupement. Sinon, une simple contravention pour participation à une manifestation interdite serait transformée systématiquement en délit, ce qui serait contraire à la fois au droit pénal[18] et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Ces interpellations de manifestants, du seul fait de l’existence d’un arrêté d’interdiction[19], sont donc arbitraires.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que sur 292 interpellations le 16 mars 2023 à Paris, seules 9 personnes ont fait l’objet de poursuites, selon le procureur de la République du tribunal judiciaire de Paris[20].
Ces analyses, sur lesquelles reposent les interpellations, sont inquiétantes en ce qu’elles permettent d’entraver la liberté de manifester, et de porter atteinte à la liberté d’aller et de venir.
Guide du manifestant : http://site.ldh-france.org/paris/nos-outils/
Voir le Point droit sur le site : https://site.ldh-france.org/paris/files/2023/11/Manifestation-interdite-Point-Droit-nov-2023.pdf
[1] Aucune infraction n’est commise du seul fait de la participation à une manifestation non déclarée.
Voir le Point droit : Manifestation-spontanee-pas-dinfraction-mars-2023-1.pdf (ldh-france.org)
[2] A Paris ou Marseille, le préfet de police. Ailleurs, l’autorité investie du pouvoir de police peut être le la préfet.e ou le la maire. Voir l’article L.211-2 du code de la sécurité intérieure (CSI). Le juge des référés du Conseil d'Etat, par une ordonnance du 18 octobre 2023 (n°488860), a jugé que le ministre de l’intérieur était incompétent pour interdire les manifestations de façon générale et absolue ; https://www.conseil-etat.fr/actualites/manifestations-de-soutien-a-la-cause-palestinienne-il-revient-aux-prefets-d-apprecier-au-cas-par-cas-si-le-risque-de-troubles-a-l-ordre-public et il a rappelé qu’une interdiction de manifestation ne devait être prise qu’en dernier recours, « si une telle mesure présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances, en tenant compte des moyens humains, matériels et juridiques dont [l’autorité investie du pouvoir de police] dispose ».
[3] Article L.211-4 CSI
[4] Ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris du 3 avril 2023 : droit à un recours effectif.
[5] CE 27 mars 2020, req. n° 435277 : à défaut de texte particulier, applicabilité dès la publication internet.
[6] Article R.644-4 du code pénal (CP), créé par le décret n°2019-208 du 20 mars 2019. Montant maximal pouvant être prononcé par un tribunal : 750€. Montant de l’amende forfaitaire : 135€. Peu importe que la manifestation ait été déclarée ou non : Crim. 16 mars 2021, n°20-85.603, au Bull.
A l’occasion de la contestation de la contravention, il est possible de soulever l’illégalité de l’arrêté d’interdiction car le juge pénal a plénitude de compétence : article 111-5 du code pénal (CP).
[7] Interpellation : article 73 du code de procédure pénale (CPP) ; garde à vue : article 62-2 CPP. Il faut avoir commis un délit passible d’emprisonnement (ou un crime). Et pour être interpellé : le délit passible d’emprisonnement doit être flagrant (définition à l’article 53 CPP).
[8] Commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements
[9] Recours de la LDH, du SAF, du SM et de Solidaires. Ordonnance du 1er avril 2023 sous l’aide à la contestation des avis de contravention : Réforme des retraites : contestez vos verbalisations abusives pour avoir manifesté à Paris - LDH (ldh-france.org)
[10] Voir les condamnations de ces interpellations arbitraires par la LDH, le SAF et le SM, ainsi que par la CNCDH. Ou la décision du Défenseur des droits n°2020-131 du 9 juillet 2020 ; le rapport de la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté du 3 mai 2023 ; le communiqué de la Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe du 24 mars 2023 Manifestations en France : les libertés d’expression et de réunion doivent être protégées contre toute forme de violence - Commissaire aux droits de l'homme (coe.int)
Ainsi que par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), dans son avis du 19 octobre 2023 A-2023-2
[11] Article 222-14-2 CP : Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.
[12] https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13515963_64784682cca83.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--m-laurent-nu%EF%BF%BDez-prefet-de-police-de-par-1-juin-2023 33’20’’ (citation précédente : 13’25’’).
[13] Pour deux exemples de cette caractérisation : Crim.16 décembre 2020, n°20-81.015, Crim. 9 juin 2021, n°20-81.575
Le Conseil constitutionnel a validé cet article en rappelant que « s'agissant des crimes et des délits, la culpabilité ne saurait résulter de la seule imputabilité matérielle d'actes pénalement sanctionnés ; qu'en conséquence, la définition d'une incrimination, en matière délictuelle, doit inclure, outre l'élément matériel de l'infraction, l'élément moral de celle-ci, intentionnel ou non ; qu'enfin, en principe, le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive ». Il relève que ce délit prévoit l’intention de la personne de participer à un groupement (« sciemment »), et il précise « qu'il doit être établi qu'elle l'a fait en vue de commettre des violences contre les personnes ou des dommages aux biens, à la condition que la préparation de ces infractions soit caractérisée par un ou plusieurs faits matériels accomplis par l'auteur lui-même ou connus de lui » (CC 2010-604 DC 25 février 2010, loi renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public, cons. 11 et 12).
[14] https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13676189_649d726eacda8.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--me-thibault-de-montbrial-pdt-du-centre-d-29-juin-2023 14’10’’
Organisation des groupuscules violents en manifestations : Table ronde de syndicats de police - Mardi 20 juin 2023 - Vidéos de l'Assemblée nationale (assemblee-nationale.fr) 1h20’30’’ Propos tenus par M. Jean-Paul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS UNSA-police. Et 1h28’32’’ : s’agissant des manifestations « retraite » interdites : « quand il y a manifestation spontanée, il y a interpellation et mise à disposition d’un officier de police judiciaire ».
https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13953572_651e62ad3b4ab.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--m-gerald-darmanin-ministre-de-l-interie-5-octobre-2023 M. Darmanin explique à 58’ 28’’ : « participer à un attroupement, c’est-à-dire une manifestation qui, par exemple, n’est pas autorisée ou en marge de la manifestation » : l’autorisation de manifestation n’existe pas (une simple déclaration suffit) et le principe est la liberté. Et ce n’est pas la définition de l’attroupement : voir l’article 434-3 du code pénal et l’analyse : https://site.ldh-france.org/paris/files/2022/10/Attroupement-Dispersion-de-la-manifestation-prt.pdf
[15] https://site.ldh-france.org/paris/files/2022/10/Attroupement-Dispersion-de-la-manifestation-prt.pdf
Article 431-3 CP :
« Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public.
Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure ».
[16] Article L.211-9 CSI. https://site.ldh-france.org/paris/files/2022/10/Attroupement-Dispersion-de-la-manifestation-prt.pdf
[17] Crim. 23 mai 1955, Bull. crim. n° 258 ; D. 1955. 65 ; RSC 1955. 679, obs. L. Huguenoy
[18] Voir mutatis mutandis, la jurisprudence sur l’article 223-1 du code pénal. Et voir la jurisprudence sur Ne bis in idem
[19] Rappelons de surcroît, que le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l’exécution de l’arrêté du 31 mars (voir note 9) en considérant que l’interdiction de manifestation était trop large, ce qui vaut pour les précédents arrêtés, dont il n’a pas pu se saisir, en raison de leur affichage tardif, et qui font l’objet d’un recours en annulation.
[20] Chiffres repris dans le communiqué du SM du 20 mars 2023 : L'autorité judiciaire n'est pas au service de la répression du mouvement social (syndicat-magistrature.fr).
Voir le rapport de la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté du 3 mai 2023 sur des contrôles à Paris les 24 et 25 mars 2023, dénonçant tant le caractère arbitraire de nombre d’interpellations que le caractère violent de plusieurs d’entre elles ; ou le communiqué de la Défenseure des droits du 21 mars 2023, ou l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme du 19 octobre 2023 (Rapports police population §8, A-2023-2).