Ce jour-là Hayra était très en forme, gai, assez disert, c’était l’été, il nous recevait affectueusement, avec les délicieuses recettes dont il a le secret, et en en sortant, nous avons décidé d’écrire à six mains ce dont nous nous souvenions des choses entendues, pour garder la saveur du moment. Nous avons écrit ce texte avant de savoir que la vie de Hayra était en jeu, juste pour le plaisir de l’écrire, tout comme le dessin a été commencé avant de savoir qu’il était malade, et a été fini avant de connaître le degré de gravité de son mal. Malheureusement, le temps de communiquer depuis la France, où vivent Raúl et Odile, au Chili où est installé Leo, est arrivé de qui est arrivé, ce qui fait que ce qui s’est écrit pour le simple plaisir d’un beau moment partagé finit bien tristement. Après, nous avons appris que Hayra se savait malade quand nous l’avons vu, mais nous n’avions pas la moindre idée qu’il pouvait être si près de la fin, puisqu’il nous a même dit, plaisantant Leo qui est médecin, qu’avec lui les médecins mourraient de faim tant sa santé était bonne… et il était tout joyeux de la perspective d’aller à Cinélatino à Toulouse, voyage auquel il a finalement renoncé, mais pour des raisons cinématographiques, et non de santé. C’est parce qu’il soutenait des films qui n’avaient pas été sélectionnés à Toulouse et qu’il avait besoin de l’argent du voyage pour les suivre ailleurs. Et ça lui est tombé dessus.
C’est le vendredi 27 janvier 2023, pendant l’été de Buenos Aires.
Hayra nous reçoit dans son appartement, un endroit petit et chaleureux qu’un ami lui loue depuis fort longtemps, situé vers le numéro 800 de la rue Viamonte, en plein hyper-centre de la ville.
Nous sommes arrivés à la tombée du soir et un reste de lumière se faufile, permettant de connaître mieux cet espace dans lequel il vit, un bâtiment immense et inhabité, qui doit être autant un témoin d’époque que l’homme qui nous accueille avec des embrassades et des sourires.
Cet endroit est en fait un lieu d’archives déguisé en habitation, dans lequel de grandes étagères débordent de boîtes de pellicule cinématographique, de dossiers de documents qui parlent de cinéma, de caméras professionnelles et amateur d’époques diverses, de DVD, de photos, de posters, et de tout ce qui se rapporte de près ou de loin au septième art et qui vaille la peine d’être collectionné.
Par là, au beau milieu des archives, une table discrète qui sert de bureau nous invite à ouvrir une ou deux bouteilles de vin et à dîner. Il y a aussi –on l’aperçoit dans un coin- un lit où se repose notre hôte pendant le jour, car il nous confie qu’il vit pratiquement de nuit et qu’il en a toujours été ainsi : la réputation de vampire de Hayra est bien établie dans les cercles cinéphiles porteños[1].
Et le vampire a un balcon intérieur, petit espace au fond des archives qui s’ouvre vers le puits central du monstre de ciment –à Buenos Aires cela s’appelle aire-luz[2]- et accueille quelques plantes. Là, suspendue à la corde à linge, une petite pellicule qui a été un film sèche, en attendant qu’on en extraie la voix du guérilléro argentin le plus célèbre du monde.
La musique donne le ton : un appareil stéréo caché on ne sait où nous offre The Köln concert de Keith Jarret, c’est la cerise sur le gâteau de ce personnage d’un autre monde.
Mais comment la personne se révèle-t-elle plus profondément ?
Un mur sans étagère –le seul sans doute- rend hommage par des photos à des acteurs et réalisateurs de cinéma célèbres ; et tout en haut, au premier rang, une photo ressort car on n’y voit pas de gens connus : en noir et blanc, comme sorti d’un photogramme, un couple assez âgé pose devant une maison dans ce qu’on devine être un quartier pauvre. Ils ont l’air sérieux, fatigués, humbles et dignes… la question de son origine est la porte d’entrée aux contes et histoires tressés par Hayra au cours de la soirée :
Il est né en Arménie et avait trois ans quand ses parents ont décidé de partir pour la Turquie. Un oncle devin avait estimé que quelque chose de mauvais les menaçait s’ils restaient, voilà pourquoi il fallait partir.
C’était des gens humbles et ils se sont installés dans un endroit peu peuplé au centre de la Turquie, ils y ont cultivé la terre avec des Juifs, des Trucs chrétiens, des Kurdes musulmans, des gens de tous poils et croyances qui ont formé une communauté merveilleuse. Ils partageaient tout sans accorder la moindre importance à l’appartenance à un autre pays, à un autre groupe, à une autre foi… Une expérience inoubliable. Mais les jeunes partaient car hormis le travail de la terre –une terre très pauvre- il n’y avait aucun avenir. Voyant la communauté se vider peu à peu, ils ont décidé de migrer vers Istanbul, et pour garder mémoire des belles années communes, ils porteraient tous comme nom de famille celui du lieu : Alacahan.
Dès lors, tous les habitants d’Alacahan de ces années heureuses ont laissé derrière eux leur nom antérieur qui les désignait comme Arméniens, Juifs ou Kurdes, et tous ont pris comme identité le bonheur qu’ils avaient eu à vivre ensemble dans cet endroit.
C’est ainsi que Hayra est arrivé à Istanbul vers les sept ?ou neuf ? ans et il est allé à l’école. Il y a vu une mappemonde, il aimait la géographie, et a décidé qu’il connaîtrait la France et l’Argentine. Il ne sait pas très bien pourquoi, mais il sait qu’il portait en lui ces deux pays pour toujours.
Pendant ces années-là, il a été hospitalisé très longtemps, plus de six mois, pour des problèmes respiratoires. Il a beaucoup lu, tout ce qu’il a pu trouver.
Il a commencé à travailler, il a eu plusieurs petits boulots, et étudiait en même temps, jusqu’à ce qu’il trouve un emploi bien plus stable dans une imprimerie.
Un jour, le patron lui a offert deux places de théâtre, auquel Hayra n’avait guère envie d’aller, mais il y a assisté par crainte de l’interrogatoire du patron après la fin de semaine. C’est ainsi qu’il a découvert le théâtre. Il en est sorti émerveillé et le patron ne lui a jamais posé de question. Il voulait juste lui faire voir et vivre une représentation théâtrale. C’est le meilleur cadeau qu’il ait jamais fait à Hayra.
A dix-neuf ans il a décidé de partir. Il l’a annoncé à ses parents, il a quitté l’imprimerie et il est parti, tout simplement. Il n’a plus jamais revu son père. Il a revu une fois sa mère chez sa sœur aînée à Paris, des années plus tard.
Il est parti par la rive de la Méditerranée et est arrivé à Paris où vivait sa sœur aînée. Il avait de bonnes notes en français à l’école, mais dans la rue il a eu le plus grand mal à comprendre les gens, à apprendre la langue. Il a travaillé, et sa sœur lui a proposé de rester mais il est reparti en voyage. Il est retourné vers la Méditerranée, et il raconte, en riant, qu’il a connu dans un train des jeunes filles suisses qui lui ont proposé un voyage en Tunisie, mais au moment d’y aller, l’annonce d’un bateau en partance pour Buenos Aires, son autre amour géographique, lui a fait changer d’avis et laisser derrière lui les jeunes filles suisses.
Il s’est embarqué pour le sud. C’est ainsi qu’il est arrivé à vingt ans dans son pays d’adoption. Il y avait un cousin auquel il avait écrit et qui était disposé à le recevoir. Mais il n’est pas allé le chercher, il n’était pas au port à l’arrivée de Hayra. Il était déjà en train de se faire à l’idée d’entreprendre tout seul la nouvelle vie dans le pays choisi, quand par hasard, dans la rue, il a rencontré le cousin qui l’a reçu.
Il est resté à Buenos Aires. Son premier travail dans cette ville a été de dessiner des plans pour une étudiante en architecture, et ensuite, il a continué ses prestations pour cette même personne après qu’elle ait reçu son titre d’architecte… C’est à partir de ces allées et venues (les trajets pour aller dessiner ces plans) qu’il s’est mis à fréquenter un ciné-club et qu’il est devenu accroc au cinéma de façon plus durable. Il a bien expliqué que la première fois qu’il a vu fonctionner un ciné-club il n’y a rien compris, mais qu’il a aimé ce qu’il a vu. C’est pourquoi il a continué d’y aller, il a appris et plongé dans ce qui a été la passion de sa vie.
Il a travaillé dans le dessin graphique, l’imprimerie, puis en librairie (la librairie Gandhi, celle d’autrefois) pendant vingt ans. Il allait beaucoup au cinéma déjà à Istanbul et a continué à y aller très souvent à Buenos Aires et la librairie lui a donné l’occasion de converser avec des gens de cinéma. Il s’est mis à réunir du matériel de cinéma et a obtenu par un ami le logement qu’il a toujours loué, où il a emmagasiné une partie de ses récoltes, son plus cher désir étant de trouver un endroit idoine pour tout y réunir dans de bonnes conditions, afin d’éviter qu’il arrive à toutes ses pellicules ce qui est arrivé à celle qui, la pauvre, prend l’air sur son balcon sans espoir d’y récupérer de l’image, car elle est trop abîmée, mais elle garde encore peut-être la voix du Che.
Dans sa collection il y a du cinéma du monde entier, et pas seulement d’Argentine. Il y en a de partout, et des grands cinéastes, mais aussi des expériences uniques, d’obscurs inconnus, des oubliés de tous sauf de lui.
Il a monté une fondation, Cineteca Vida, avec des amis parmi lesquels on compte José Campusano, le cinéaste, María Seoane, la journaliste, et plusieurs autres, Alejandra Portela, Mariela Pietragalla, etc, qui font tant de choses et se sont tant occupés de lui durant sa maladie. Tous ensemble, ils continuent de chercher le lieu où tout réunir. La fondation fonctionne très bien et montre du cinéma, de lieu en lieu, pas toujours au même endroit.
La collection est répartie entre plusieurs locaux et il est urgent de la réunir, comme se sont réunies les informations emmagasinées dans la mémoire de Hayra dans son livre de deux gros tomes : Filmografías, publié en 2019, et qui est une incroyable somme mondiale du cinéma.
Nous avons oublié des épisodes, mais les histoires de Hayra démontraient toutes qu’on a toujours des anges, des mages et des protecteurs de bonne volonté qui nous font avancer dans la vie, et que c’est pour ça qu’il est bon de continuer à vivre. Après tant de vie racontée et vécue, on a du mal à croire que Hayra n’est plus en vie. Et ça fait mal de le savoir.
Leonardo León, Raúl Dabusti et Odile Bouchet traduction Odile Bouchet
[2] Aire-luz : correspond au français puits-de-jour