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Billet de blog 8 août 2024

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Pour un traitement sérieux de la question des catégories « féminines » en sport

La controverse entourant la participation d'Imane Khelif aux JO 2024 donne lieu à moult posts sur les réseaux sociaux et articles dans les médias, avec à la clé la diffusion de nombreuses allégations infondées, contre-vérités et formes de raisonnement paralogiques. Ce billet porte sur certaines d'entre elles, récurrentes s'agissant de la question de l’éligibilité aux compétitions dites féminines.

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On peine à trouver un média ayant traité correctement la polémique soulevée par la participation aux JO 2024 d'Imane Khelif et de Lin Yu-ting, les deux boxeuses exclues en 2023 des compétitions féminines par l’association internationale de boxe (IBA) pour non-respect de ses critères biologiques d’éligibilité à ces compétitions. Quant aux réseaux sociaux, le bien pire s'y étale encore davantage, rarement contrebalancé par du meilleur. 

Il est fréquemment sous-entendu, voire affirmé, que le débat suscité par leur participation aux JO 2024 n’est inspiré que par de la désinformation russe, du sexisme ou de la misogynie, de la transphobie, de l’intersexophobie, du racisme, ou encore par « The Zionist lobby », car « They don’t want that a Muslim girl or Arabic girl goes higher in the level of the rank of female boxing » (dixit le directeur du Comité olympique algérien selon un média australien [1]). Or, ce n'est pas parce que des agitateurs russes, des membres de l'extrême droite ou des transphobes hurlent en prétendant qu'Imane Khelif "est un homme", un "tricheur" ou encore une "personne transidentifiée", que pour les contrer on peut raconter n'importe quoi et affirmer que ce sont juste des femmes (ou des personnes intersexes) indûment discriminées comme d'habitude, et "circulez il n'y a rien à voir". 

Ce qui me choque notamment est le traitement fait à cette occasion de la question suivante : que faire des athlètes qui présentent certaines formes d'intersexuation, ou plus précisément certaines caractéristiques sexuées atypiques (ce qui est le cas d'Imane Khelif en particulier, comme l'a reconnu en creux le CIO le 3 août [2]), et qui souhaitent concourir en tant que femmes dans des sports où les compétitions sont divisées en deux catégories, "féminine" et "masculine" ?  

Faut-il tout bonnement supprimer ces catégories, ou bien les redéfinir autrement et ne plus leur donner ces noms-là, ou bien bannir tout test biologique d'éligibilité et se fier uniquement à la mention de sexe à l'état civil (voire à la déclaration sur l'honneur de l'identité de genre des concurrentes, notamment celles qui vivent dans un pays où il n'est pas possible de faire changer cette mention attribuée à la naissance), ou encore créer une troisième catégorie de sexe ? 

L'évacuation de la question par l'invocation de l'hyperandrogénie comme motif de discrimination injustifiée 

Au lieu d'adresser cette question avec courage et honnêteté, il est courant de laisser croire que c'est un faux problème car les personnes concernées produiraient juste plus de testostérone que la plupart des femmes (voire "la moyenne des femmes"), et que par conséquent il n'y aurait aucune bonne raison de les empêcher de concourir en tant que femmes. Le cas de Caster Semenya est assez systématiquement utilisé à titre d'illustration, comme par exemple dans un récent article de Télérama [3], ou encore dans un article du Monde également consacré au "cas" Khelif [4]. 

Or, Caster Semenya a certes été assignée au sexe féminin à la naissance et a souhaité conserver cette mention de sexe à l'état civil, mais elle a un caryotype 46,XY (i.e. un sexe chromosomique masculin), des testicules et pas d'ovaires (i.e. un sexe gonadique masculin), et son corps, qui est sensible aux androgènes, produit naturellement un taux de testostérone très supérieur à la plage normale (au sens statistique) féminine et appartenant à la plage normale masculine [5]. Il est regrettable que de telles informations personnelles doivent ainsi être mises sur la place publique, mais je me décide à le faire car elles sont de fait déjà publiques et parce que la désinformation constante à ce sujet m'y oblige, son cas étant sans cesse cité comme emblématique de la question soulevée ici. J'ajoute que cela ne revient pas à discuter publiquement "de ce qu'elle a dans la culotte" comme le dénoncent certaines personnes : je n'ai pas parlé de ses organes génitaux hormis ses testicules (internes), dont elle-même a parlé publiquement. Les instances sportives n'en ont d'ailleurs que faire, l'anatomie des organes génitaux externes n'étant plus depuis longtemps un critère d'admissibilité aux compétitions féminines.

Le règlement de la fédération internationale d'athlétisme, qui est devenu plus strict ces dernières années et a été généralisé à toutes les disciplines de l'athlétisme en 2023, est sans ambiguïté pour qui est au fait des différentes formes d'intersexuation visées : aucune femme de caryotype 46,XX pourvue d'ovaires ne saurait être exclue des compétitions internationales d'athlétisme juste parce qu'elle produit plus de testostérone que la moyenne des femmes, ni même un taux de testostérone très élevé du fait qu'elle a une particularité telle qu'un syndrome des ovaires polykystiques ou une hyperplasie congénitale des surrénales. Le règlement précise au contraire ceci : "These DSD Regulations do not apply to any other conditions (including, without limitation, polycystic ovary syndrome and Congenital Adrenal Hyperplasia), even if such conditions cause the athlete to have testosterone levels in her blood above the normal female range."[6] Bref, ce ne sont pas les femmes présentant juste une "hyperandrogénie" qui sont visées. 

Il en est de même dans le règlement de la fédération internationale de natation, qui contrairement à ce qu'indique un récent article de fact-checking journalistique et juridique, ne dispose pas que la règle pour concourir dans la catégorie “femme” est juste "celle du taux de testostérone"[7]. Si ce taux fait effectivement partie des critères, ce n'est pas le seul, et in fine les personnes écartées des compétitions féminines internationales de natation ne sont qu'un sous-ensemble de celles qui ont un caryotype 46,XY et des testicules [8]. Loin de moi l'idée que ce sont donc "des hommes" et "circulez il n'y a rien à voir", mais si on veut en discuter il faut commencer par savoir de quoi on parle, à savoir de femmes à l'état civil dont la constitution biologique est objectivement bien plus proche de celle de la plupart des hommes à l'état civil que de celle de la plupart des femmes à l'état civil, et dont l'admission dans une catégorie de compétition "féminine" questionne les fondements même de la bicatégorisation de sexe imposée dans leur sport... sauf bien sûr si on pense qu'aucune différence naturelle liée au sexe, en particulier le taux de testostérone en circulation dans le corps à partir de la puberté, n'est la source d'inégalités de performances dans le sport en question.

Dans l'article de Télérama déjà cité, l'experte française habituellement interviewée sur cette question affirme justement ceci : "Aucun scientifique n’est parvenu à démontrer que, produite naturellement, [la testostérone] conférait seule un avantage physique". Or, outre que les femmes présentant une forme ou une autre d'hyperandrogénie sont surreprésentées aux hauts niveaux de compétitions par rapport à leur fréquence en population générale, une myriade d'autres constats bien établis écartent tout doute possible quant au fait que toutes choses égales par ailleurs, avoir depuis un certain temps (a fortiori depuis la puberté) un niveau de testostérone dans la plage normale masculine vs dans la plage normale féminine, si on a un corps sensible à cette hormone, confère des avantages dans de nombreux sports. A mes yeux, contester cela relève du déni. L'impact précis sur les performances sport par sport n'est pas établi (et ne le sera probablement jamais), et il n'est sans doute pas aussi important qu'on le pense généralement, mais ces deux affirmations ne sont pas du tout équivalentes. Il est par ailleurs évident que "la réussite aux compétitions sportives est liée à des dizaines d’autres facteurs sociaux", comme on peut le lire aussi dans cette interview, mais personne ne remet en cause cela - car ce n'est pas la question.

Le paralogisme du basketteur 

Cette même experte a popularisé un paralogisme qui est repris un peu partout ces jours-ci : aucun homme n’est écarté des compétitions parce qu'il a un avantage naturel alors que des femmes le sont, donc c'est de la discrimination misogyne ou sexiste, bref, c'est désolant et il faut le dénoncer. La comparaison est souvent faite avec les basketteurs anormalement grands qu'on n'exclut pas, et dans une moindre mesure avec les caractéristiques biologiques censément exceptionnelles du nageur Michael Phelps qui n'ont pas non plus mené à son exclusion.

Or, on n'exclut pas non plus les basketteuses anormalement grandes ni les nageuses ayant des capacités hors normes. Les instances qui régulent les compétitions sportives sont aveugles à toutes les inégalités naturelles ou biologiques hors dopage sauf lorsqu'il a été décidé de faire des compétitions par catégories : il y a ainsi des catégories d'âge pour les jeunes, des catégories de poids dans certains sports et diverses autres catégories en handisport [9], et dans ces cas-là il existe des règles d'éligibilité à chaque catégorie. De la même façon, il existe des catégories de sexe dans la plupart des sports et si on ne remet pas en cause leur existence même (ce qu'on peut bien évidemment faire), on ne peut pas s'insurger qu'il existe des critères objectifs utilisés pour définir la frontière qui les sépare.

Dans certains sports, les personnes ayant des testicules et une sensibilité normale aux androgènes (i.e. l'ultra-majorité des personnes classées "garçon" à la naissance et élevées en tant que telles) ont des avantages tels qu'en l'absence de compétitions "féminines", les personnes pourvues d'ovaires (i.e. l'ultra-majorité des personnes classées "filles" à la naissance et élevées en tant que telles) n'accèderaient probablement jamais à des médailles. C'est par exemple le cas de la boxe. Les tests biologiques qui sont parfois effectués dans ces sports permettent de s'assurer que certaines participantes aux compétitions n'ont pas une constitution plutôt "masculine" au sens indiqué plus haut. Il ne s'agit pas de tests par lesquels les instances sportives s'arrogeraient le droit de dire qui "est une femme" et qui ne l'est pas. 

Dénoncer ces tests, c'est à peu près comme si on s'offusquait que les boxeurs de plus de 92 Kg soient exclus des compétitions réservées aux moins de 92 Kg, alors qu'on n'exclut aucun boxeur exceptionnellement lourd de la catégorie "92 Kg et +". On dirait que c'est de la "grossophobie inversée", et on dénoncerait le fait que les instances sportives s'arrogent le droit de définir qui "est lourd" et qui ne l'est pas.

Le problème est que dans le cas des catégories de compétition basées sur le "sexe" des personnes, à la différence des catégories basées sur le poids, la frontière entre les catégories est floue, avec des personnes qui sont nées dans l'épaisseur du trait qui forme la frontière - sans parler des personnes qui ont changé de sexe à l'état civil, pour lesquelles des problèmes similaires se posent. Concrètement, lorsque des tests biologiques sont faits (rarement, avec un biais de sélection des compétitrices soumises aux vérifications qui est en soi problématique), on vérifie donc que la compétitrice visée ne présente pas certains traits caractéristiques de la masculinité biologique qui avantagent structurellement les "hommes" par rapport aux "femmes" dans certains sports.

La définition des critères pertinents pour ces tests est une question complexe, et l'existence de ces tests menant à des exclusions des compétitions de plus haut niveau pose aussi clairement d'importants problèmes éthiques. Il devrait être possible d'en discuter posément, avec honnêteté et sans évacuer les faits qui dérangent. 

Odile Fillod

[1] Michael Chammas, "‘I am a female’: Algerian boxer claims unfair treatment after emotional Victory", The Sydney Morning Herald, 4 août 2024, en ligne.

[2] Voir https://x.com/iocmedia/status/1819667573698445793 : "CORRECTION | In today’s IOC – Paris 2024 press briefing, IOC President Bach said: “But I repeat, here, this is not a DSD case, this is about a woman taking part in a women’s competition, and I think I have explained this many times.” What was intended was: “But I repeat, here, this is not a transgender case, this is about a woman taking part in a women’s competition, and I think I have explained this many times.”". DSD = Differences in sex development, terminologie utilisée en médecine pour désigner certaines atypies du "développement sexuel", c'est-à-dire de la sexuation biologique. Noter également le choix du mot woman et non female par le CIO. Le fait qu'Imane Khelif elle-même et sa fédération n'aient jamais contesté l'affirmation faite en 2023 par le président de l'IBA que son caryotype était "XY", principale base des accusations de tricherie et autres faites à son encontre, réitérée en d'autres termes en conférence de presse de l'IBA le 5 août par l'ancien directeur de sa commission médicale Ioannis Filipptoas (Khelif et Yu-ting auraient "des caryotypes d’hommes"), me semble également parlant.

[3] Emma Poesy, "Taux de testostérone, certificat de féminité… quand le milieu sportif veut “définir” ce qu’est “une vraie femme”", Télérama, 2 août 2024, en ligne.

[4] "Le Monde", "JO 2024 : la boxeuse italienne Angela Carini dit « respecter la décision du CIO » qui a autorisé Imane Khelif à combattre", Le Monde, 2 août 2024, en ligne. L'article contient notamment ce passage : "Ces questions ont fait irruption il y a plusieurs années avec l’athlète sud-africaine Caster Semenya [dans les médias généralistes oui, mais il s'agit en réalité de questions soulevées depuis que les compétitions "féminines" existent], 33 ans, multiple championne du monde et olympique, privée de compétition par la Fédération internationale d’athlétisme en raison d’un taux de testostérone plus élevé que chez la moyenne des femmes [non, pas pour cette raison]. La Fédération internationale d’athlétisme (World Athletics) impose aux athlètes qu’elle qualifie d’hyperandrogènes [non, ce sont les médias à la suite de certains experts médiatiques qui les qualifient ainsi ; cette fédération parle quant à elle d'athlètes "DSD")] de faire baisser ce taux par un traitement hormonal pour pouvoir participer dans la catégorie féminine."

[5] Tout-e chercheur-e ayant travaillé sur cette question le sait parfaitement, et cela peut se déduire notamment du simple fait que la fédération internationale d'athlétisme (ex-IAAF, aujourd'hui appelée World Athletics) a continué à l'exclure lorsque ses critères d'inclusion mentionnaient explicitement ces aspects précis. En mai 2019, pour couper court aux fantasmes, l'IAAF avait précisé ceci dans une "Q&A" destinée au grand public et au médias (https://worldathletics.org/news/press-releases/questions-answers-iaaf-female-eligibility-reg) : << The DSD regulations only apply to individuals who are:
• legally female (or intersex) and
• who have one of a certain number of specified DSDs, which mean that they have:
- male chromosomes (XY) not female chromosomes (XX)
- testes not ovaries
- circulating testosterone in the male range (7.7 to 29.4 nmol/L) not the (much lower) female range (0.06 to 1.68 nmol/L); and
- the ability to make use of that testosterone circulating within their bodies (i.e., they are ‘androgensensitive’). >>

[6] World Athletics, Eligibility regulations for the female classification (athletes with differences of sex development), version 3.0, mars 2023, en ligne.  NB : c'était déjà précisé dans le règlement de 2021.

[7] Lili Pillot, "Jeux Olympiques de Paris 2024 : Non, les boxeuses Imane Khelif et Lin Yu-Ting ne sont pas “des hommes”", Les Surligneurs, 2 août 2024, en ligne.

[8] World Aquatics, Policy on eligibility regulations for men's and women's compeition categories, version in force as 24 March 2023, en ligne, dont : "This Policy is only concerned with 46 XY DSD, i.e., DSD affecting athletes with testes (males as defined below)." DSD = Differences in sex development, terminologie utilisée en médecine pour désigner certaines atypies du "développement sexuel", c'est-à-dire de la sexuation biologique.

[9] Pour les jeux paralympiques, voir https://olympics.com/fr/paris-2024/jeux-paralympiques/classification-paralympique.

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