"Monkeys do not show sex differences in toy preferences through their individual choices" : c'est l'affirmation qui forme le titre d'une étude venant d'être publiée - près de six ans après que les données qu'elle rapporte aient été recueillies [1]. Comme je ne signalais pas la publication de cette étude, on m'a demandé par message privé ce que je lui reprochais. Au vu de ma réponse, on m'a dit qu'il serait utile que celle-ci soit rendue publique, d'où le présent billet. J'aurais d'autres critiques concernant la pertinence de l'étude elle-même, ainsi que le contenu de l'article qui introduit, rapporte et commente ses résultats, mais je ne veux pas consacrer beaucoup de temps à ce sujet donc j'en resterai à quelques remarques.
Tout d'abord, dans l'attente d'une réplication/extension, avec un échantillon aussi minuscule (14 singes) constitué de macaques rhésus (une espèce bien particulière qui ne saurait représenter "les singes" en général) de surcroît tous adultes, et testés avec un choix de jouets bien particulier qui n'est pas forcément pertinent (voir plus bas), les résultats de cette étude ne peuvent en aucun cas être considérés comme justifiant son titre. Clairement, ce titre racoleur est excessivement affirmatif et il généralise abusivement ce qui a été observé dans l'étude.
Pire, il est mensonger dans la mesure où il contredit un résultat rapporté dans l'article : en fait, malgré ce très petit échantillon, une différence statistiquement significative entre les groupes de sexe a quand même émergé (parce qu'elle était énorme) : les mâles ont en moyenne interagi 3.4 fois plus avec la poupée que les femelles ne l'ont fait, montrant en moyenne une "préférence" pour la poupée (par rapport aux 15 autres jouets testés) qui n'a pas été observée chez les femelles, et cette différence est statistiquement significative. On comprend bien que ce résultat n'ait pas été mis en avant tant il est de nature à jeter un doute sur la pertinence du dispositif expérimental, ou plus exactement sur l'interprétation qu'il convient de faire des observations qu'il permet de faire. Je gage que si le résultat avait été en sens contraire, le titre racoleur aurait plutôt été que la "préférence" supposée typique des femelles pour les poupées était confirmée.
Les auteurs font d'ailleurs preuve d'une certaine malhonnêteté en faisant d'un côté (dans leur titre) comme si cette différence n'existait pas, mais en la mettant ailleurs en avant en tant qu'apport de leur étude. D'autres résultats de l'étude sont du reste présentés de manière plus que tendancieuse dans l'article [2].
J'ajoute que la petite taille de l'échantillon est particulièrement un problème s'agissant de conclure à une absence de différence (vs de conclure à l'existence d'une différence). En effet, le caractère non statistiquement significatif de toutes les différences observées ici entre les sexes - sauf une - peut être uniquement dû au manque criant de puissance statistique de l'étude. L'absence de justification de cette si faible puissance statistique est d'ailleurs déjà un problème en soi [3].
En ce qui concerne l'introduction de l'article, je ne rentre pas dans le détail de ce qui y est critiquable mais tiens à souligner qu'à mes yeux, les auteurs y passent trop vite sur les différences entre Alexander & Hines (2002) et Hassett et al. (2008), les deux seules études ayant jusqu'à maintenant été publiées sur la question des différences entre les sexes en matière de "préférences de jouets" chez des singes, et donnent également une image trompeuse de leur supposée cohérence avec ce qui a été observée chez les enfants humains. Pour plus d'informations à ce sujet, voir le billet que j'avais publié en 2014 sur ces études et leur instrumentalisation ou mésinterprétation [4].
Pour en venir un peu plus au fond de l'étude, voyons d'abord quel était son objectif, ou tout au moins celui qui est indiqué dans l'article. Les auteurs expliquent qu'un problème important avec les deux études de 2002 et 2008 est qu'elles n'avaient pas véritablement testé les préférences des singes car ils avaient été testés en groupe (c'est en effet l'un de leurs défauts que j'avais signalés en 2014). L'objectif était donc de voir si en testant des macaques rhésus individuellement, vs en groupe comme cela avait été fait par Hassett et al. (2008), on observerait les mêmes différences que celles rapportées par ces derniers. Pour produire des résultats plus solides répondant à cette question, il aurait été préférable que les auteurs testent leurs singes en groupe en plus de les tester individuellement et qu'ils regardent si leur comportement différait. Comme ils se sont contentés de comparer les résultats de leurs tests individuels avec ceux des tests faits en groupe par Hassett et al., on n'a pas de garantie que les divergences observées entre leurs résultats sont uniquement dues à cette différence dans le dispositif de test, ce qui est fort dommage.

Agrandissement : Illustration 1

Un autre point qui réduit pas mal l'intérêt de cette étude est le choix des jouets, en particulier ceux classés comme jouets "de fille" : trois peluches en forme d'animaux (un tatou, une tortue et un chien) et une poupée molle d'aspect humain (incorrectement qualifiée par les auteurs de peluche zoomorphique). Je comprends que l'idée était de prendre les mêmes jouets classés "de garçon" et "de fille" que dans Hassett et al. (2008) et de changer juste le dispositif de test (singes seuls vs en groupe), mais c'est fort dommage car on comprend bien que cette poupée en forme de mini femme ou fille habillée ne saurait représenter la même chose pour des macaques que pour des enfants. Il aurait été intéressant d'ajouter une peluche ressemblant à un petit macaque, mais cela n'a curieusement pas été jugé pertinent. A contrario, les auteurs ont ajouté huit jouets différents de ceux de Hasset et al. (2008) pour créer une catégorie "jouets neutres" (des cubes, un téléphone cellulaire, une balle dure et un jeu en bois avec des pièces mobiles) et une catégorie "jouets ambigus" (des véhicules en peluche) dont la pertinence, discutable, n'est pas vraiment justifiée dans l'article. Pourquoi les jouets dits neutres sont-ils présentés tantôt comme durs et non zoomorphiques, tantôt comme dépourvus de roues et non zoomorphiques ? Peut-on vraiment dire, comme le font les auteurs, que ces jouets n'ont aucune des caractéristiques des jouets masculins ni des jouets féminins ?
Je trouve également dommage que comme leurs prédécesseurs, les auteurs ne se soient pas intéressés à la façon dont les singes interagissaient avec les jouets. Si par exemple les interactions avec la poupée ou les peluches étaient agressives, cela ne supporte pas du tout la même interprétation que si elles étaient douces. Les auteurs signalent que les interactions "included hand interactions (pulling, pinching, poking), mouth interactions (licking, biting), and sniffing" mais seul le nombre total des interactions est exploité dans l'article, sans ventilation par typologie d'interaction. A contrario, la fréquence des "coos, barks, cage shakes and scratches" a été consignée et rapportée, et on apprend avec grand intérêt que durant les tests, les femelles se sont en moyenne grattées moins souvent que les mâles et qu'elles ont rarement "roucoulé" mais l'ont fait significativement plus souvent que les mâles.
Bref, pour toutes ces raisons et d'autres, à mon sens cet article ne fait pas avancer d'un pouce la question qui est la seule et unique raison de l'intérêt qu'il suscite, à savoir : existe-t-il chez ces cousins éloignés de l'humain que sont les macaques rhésus, et plus généralement chez les primates, une différence de prédisposition biologique (non créée par la socialisation) entre femelles et mâles en matière de préférence pour certains jouets qui serait susceptible d'avoir un rapport avec des différences observées chez les enfants humains ?
Odile Fillod
NOTES
[1] Pittet et al. publiée le 3 février 2023 dans la revue Biology of Sex Differences (alors que les tests ont été effectués sur les singes en avril et juin 2017, un tel délai n'étant pas bon signe), en accès libre sur https://bsd.biomedcentral.com/articles/10.1186/s13293-023-00489-9.
[2] Il n'est par exemple pas très correct de rapporter dans l'abstract que "Females, but not males, interacted more with neutral and “masculine” toys than with “feminine” toys" car l'existence d'un effet statistiquement significatif dans un groupe de sexe mais pas dans l'autre ("females, but not males") ne constitue pas en soi une différence entre les deux si elle n'est pas statistiquement significative. En toute rigueur, elle ne devrait donc pas être présentée comme une différence constatée dans l'étude. En outre, la fig. 3 de l'article montre qu'avec la mesure "probabilité d'interaction avec un jouet", les mâles ont comme les femelles interagi significativement plus avec les jouets "neutres" qu'avec les jouets "féminins", et la fig. 4 montre qu'avec la mesure "nombre moyen d'interactions avec un jouet", les mâles ont comme elles interagi significativement plus avec les jouets "neutres" qu'avec les jouets "masculins".
[3] Le choix de cette très petite taille d'échantillon n'est pas justifié dans l'article. Au vu des résultats des deux études déjà publiées sur ce sujet, il était a priori pertinent de prévoir un échantillon de plus grande taille.
[4] Voir O. Fillod, "Le camion et la poupée : jeux de singes, jeux de vilains", juillet 2014, en ligne sur https://allodoxia.odilefillod.fr/2014/07/23/camion-poupee-jeux-singes.