Entre avril et mai, un nouveau conflit a éclaté dans la région d’Arequipa, au Sud des Andes péruviennes ; les agriculteurs du Valle del Tambo, soutenus par des dizaines de milliers de manifestants les 27 et 28 mai derniers, sont en grève depuis plus de deux mois contre le projet minier Tía María et victimes d’une répression policière sanglante.
Le conflit socio-environnemental qui se déroule depuis le mois d’avril 2015 est l’une de plus grave que le Pérou ait connu ces dernières années. La grève générale au Valle del Tambo, district de la région d’Arequipa, qui dure depuis plus de 50 jours contre le projet minier Tía María a déjà provoqué cinq morts, des centaines de blessé-e-s -selon le site internet lamula.pe-, et la déclaration de l’Etat d’urgence après un fait largement contesté par la population. Les médias péruviens ne parlent pas ou peu des faits, usant et abusant de faits divers politiques pour distraire l’attention de la répression policière qui se déroule. C’est donc pour manifester leur solidarité aux victimes du conflit et en soutien à leurs exigences de suspension du projet minier Tía María que des dizaines de milliers de personnes sont sorties dans les rues mercredi 27 et jeudi 28 mai dans tout le sud de pays et dans la capitale.
Rappelons tout d’abord les faits. Valle del Tambo est une région éminemment fertile, qui produit le riz, les tomates, les oignons et l’ail qui se consomme dans tout le sud du pays, et qui exporte même vers l’international ; la plupart ne sont donc pas des paysans pauvres, comme le rappelle Claudia Palomino, membre du collectif El Muro de Cusco : nombreux sont ceux qui ont d’ailleurs les moyens d’envoyer leurs enfants faire leurs études supérieures dans la capitale, Lima. Voilà plus de 5 ans que le projet minier à ciel ouvert Tía María est impulsé par l’entreprise Southern Perú, appartenant au Grupo México.
Selon la députée Verónika Mendoza, dans une colonne pour le journal virtuel El Diario, cette entreprise a déjà été sanctionnée plus de 12 fois par l’OEFA (Organisme d’Evaluation et Fiscalisation Environnementale, organe de l’Etat Péruvien) dans d’autres régions du Pérou, pour pollution de cours d’eau, assèchement de sources d’eau, etc. Par ailleurs, selon les plans de développement du projet minier, celui-ci devrait s’installer à une distance minime du cours d’eau principal de la région.
Il faut également noter que la législation sociale et environnementale est, depuis un an, en voie de flexibilisation inquiétante, avec des lois comme la loi n°30230 du 12 juillet 2014 : amendes pour pollution encore plus limitées, capacités d’intervention des organismes de fiscalisation environnemental réduites, taux maximum de concentration de métaux lourds élevés, etc. Dans ce contexte et aux vues des antécédents nationaux de l’entreprise Southern Perú, le pire serait donc à craindre pour cette vallée hautement fertile et la nourriture qui y est produite.
La région s’embrase il y a maintenant presque deux mois, lorsque l’Etude d’Impact Environnemental (EIA) du projet Tía María est approuvée par les autorités péruviennes. Cette EIA est contestée par les manifestants pour différents aspects : des irrégularités techniques ; un manque de cohérence avec les plans de développement du projet (comme si on étudiait l’impact qu’allait générer un immeuble de deux étages, et qu’on projette d’en construire 20, comme l’expliquait le représentant du parti politique Tierra y Libertad, Marco Arana, dans un interview au programme de télévision local de Cusco « El arte de gobernar ») ; mais surtout le manque de « licence sociale », c’est-à-dire d’un document qui ratifie l’accord des populations locales, théoriquement nécessaire pour avoir le feu vert et commencer l’exploitation.
Pendant des semaines, la population de Valle del Tambo bloque les routes, seul moyen efficace pour se faire entendre du gouvernement central et des médias (un article de l’édition virtuelle du journal El Comercio signale d’ailleurs que 8 femmes avaient entamé une grève de la faim pour protester contre ce projet, ce qui est passé inaperçu dans la plupart des médias de communication).
Mais c’est avec les premiers morts, du fait de la répression policière, que le sujet commence à faire non pas la une, mais à être évoqué par des médias nationaux importants comme le quotidien La República. Sera alors retranscrite dans les médias péruviens la mort du policier par impact de pierre (projectile utilisé par les manifestants), mais pas celle des 4 agriculteurs morts par balle (projectile utilisé par la police). Les médias couvrent également beaucoup l’affaire de cet agriculteur pris en photos avec un objet en fer pointu, potentiellement mortel –qui lui a été mis dans la main de force par un policier sous l’œil attentif d’un photographe complice, pour montrer que les manifestants « n’étaient pas réellement pacifiques ».
C’est une vidéo semi-amateur d’un petit média local indépendant, Mollando, qui nous en apporte la preuve, ce qui a fait un scandale sur les réseaux sociaux comme Youtube et Facebook (ici lien : https://www.youtube.com/watch?v=w8GpErzsIqE). Scandale également lorsque le premier ministre affirme que M. Colque Vilca, agriculteur qui participait au blocage de la route principale, est mort à Arequipa non aux mains de la police, mais par impact de pierre.Des vidéos amateurs -de Mollando également- (https://youtu.be/gv_SxQBHFsk) publiées sur les réseaux sociaux démontrent que cet agriculteur est mort par l’impact de la balle,la police ayant par ailleurs empêché la population de le conduire à l’hôpital, ce qui lui a coûté la vie.
Il faut souligner que les contrats signés entre la police nationale péruvienne et les entreprises minières, afin que celles-ci puissent employer les policiers pendant leur temps libre pour protéger leurs installations, sont régulièrement dénoncés par des institutions de la société civile comme le rappelle l’ex directrice de l’ONG Derechos Humanos Sin Fronteras – Cusco, l’avocate Ruth Luque.Et lorsque des témoignages audio (http://www.goear.com/listen/033e7ca/testimonio-una-senora-que-vio-que-paso-comisaria-cocachacra-explosion-testimonio), passés sur une radio locale, accusent la police elle-même d’avoir fait exploser de la dynamite pour imputer les faits aux manifestants et justifier que se déclare l’État d’urgence, c’est tout le pays qui s’insurge : l’État d’urgence est une situation prévue par la constitution où ce sont les forces armées qui sont en charge de rétablir l’ordre et le calme dans une région, suspendant de facto la liberté de circulation, la liberté de réunion, l’inviolabilité du domicile, et autorise les arrestations arbitraires.
La Coordinatrice Nationale pour les Droits de l’Homme, Rocío Silva Santiesteban, confirmait le 24 mai 2015 via son compte Facebook que dans les premières 24h de l’État d’urgence, la police avait forcé la porte de plus de 50 dirigeant-e-s pour les arrêter. On ne sait pas où ils et elles sont, ce qu’on leur a fait, et s’ils et elles sont encore en vie ; ce silence est d’autant plus traumatisant qu’à la fin des années 1990, le Pérou sort d’un conflit armé interne qui a fait plus de 70.000 morts, dont un grande partie disparus.
Le Pérou est régulièrement secoué par des conflits de ce type vis-à-vis de projets miniers, pétroliers ou gazifières : le dernier en date, à partir de fin 2012, était dû au projet minier Conga, à Cajamarca, dans le nord du pays. Amnesty International a d’ailleurs généré une importante campagne de solidarité avec Maxima Acuña Chaupe, emblème de la résistance paysanne, car elle refuse toujours contre vents et marées de céder ses terres à l’entreprise Yanacocha. Le conflit à Arequipa, cependant, est d’une autre ampleur, de par l’importance de la production agricole du Valle de Tambo, et la détermination apparente du gouvernement à imposer ce projet minier coûte que coûte. Tout le pays se solidarise avec les agriculteurs d’Arequipa, d’autant plus que la réalité de l’activité minière et pétrolière polluante qui s’accompagne de conflits sociaux, de morts et d’arrestations arbitraires est bien connue des paysans péruviens. Le pays est indigné devant tant d’injusticeet de violence : la jeunesse étudiante, les paysans d’autres régions, les syndicats et le « petit peuple » de tout le sud du pays sont descendus dans la rue pour crier en chœur dans leur langue natale : « Tía María No Va ! » (Tía María ne passera pas !)
C’est un bras de fer déterminant pour le Pérou. Si le projet s’impose, cela implique que même le prix du sang n’est pas suffisant pour qu’une population fasse entendre sa voix ; que le gouvernement a le droit de vie ou de mort sur la grande majorité de la population au nom d’un projet de développement national. Mais si le projet est suspendu de façon indéfinie, ce que réclament les agriculteurs, c’est un signal fort pour ce président qui avait promis « l’eau avant l’or » lors de sa campagne présidentielle de 2011 et les a trahi-e-s ; c’est la dignité arrachée à l’abus, à l’armée et aux balles, avec le poing levé. Tía María no va !
Caroline WEILL
Résidente au Pérou depuis 4,5 ans
Contact : caroline.weill@hotmail.fr