ODOME ANGONE (avatar)

ODOME ANGONE

Enseignante-chercheure. Commissaire d'Art(s). Analyste-blogueuse spécialisée dans le cybermonde au Sud du Sahara, notamment dans l'impact des réseaux sociaux sur la communication politique et institutionnelle en Afrique francophone.

Abonné·e de Mediapart

30 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 juin 2019

ODOME ANGONE (avatar)

ODOME ANGONE

Enseignante-chercheure. Commissaire d'Art(s). Analyste-blogueuse spécialisée dans le cybermonde au Sud du Sahara, notamment dans l'impact des réseaux sociaux sur la communication politique et institutionnelle en Afrique francophone.

Abonné·e de Mediapart

Cyr@no: cybermo(n)de, dédoublement, réincarnation, dualité, duel ou antagonisme?

Soi-même PAS comme un autre... N.B. ce billet est extrait d'un article scientifique.

ODOME ANGONE (avatar)

ODOME ANGONE

Enseignante-chercheure. Commissaire d'Art(s). Analyste-blogueuse spécialisée dans le cybermonde au Sud du Sahara, notamment dans l'impact des réseaux sociaux sur la communication politique et institutionnelle en Afrique francophone.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le roman de Bessora[1] raconte l’histoire d’une parisienne, Roxane Berger et de son double Cyr@no, livrées toutes deux à des monologues à batons rompus ou plutôt des dialogues intérieurs qui finissent “toujours en confrontation” (21).

Influencée par sa mère qui fut actrice et metteuse en scène, Roxane aspire à devenir comedienne.[2] Mais notre héroïne passe sans succès une série de castings qui ont pour dénomminateur commun:  jouer le rôle de Cyrano. Une ironie du sort, peut-on penser, car par passion pour son métier, sa mère a choisi de la prénommer Cyrano pour rendre hommage à Hercule-Savinien de Cyrano de Bergerac. Mais l’officier d’état civil circonstanciel ayant refusé d’inscrire l’enfant sous cette identité usurpatrice, sa mère Rose Berger l’appelera alors Roxane “par défaut”. Plus tard Roxane reviendra à la charge pour se servir de Cyr@no, une coiffeuse imaginaire, comme avatar d’un faux profil pour un site de rencontres virtuelles afin de reconquérir Christian Belhomme de Franqueville, un blond divorcé qui, dans la vraie vie, a jeté Roxane sans élégance, après une nuit sans lendemain alors qu’elle croyait avoir trouvé en lui son partenaire pour la vie.

Du côté de sa vie professionnelle ce n’est pas non plus la panacée, Roxane est toujours recalée dans les castings : elle n’a jamais le bon profil. L’indétermination de son génotype semble être l’une des causes. “Trop typée” ou “pas assez?”, elle a “tous les types à la fois”. “En théorie, c’est très bien. Dans la vie de tous les jours c’est ennuyeux. Au cinéma, ce n’est pas possible. Mauvais pour les castings. Ça leur évoque la dilution des cultures; ils préfèrent le choc des civilisations” ponctue-t-elle. (10-12).

N’ayant jamais connu son père, de ce dernier, elle sait bien peu de choses. Rose Berger, sa mère lui a confessé à trois reprises que son géniteur était tantôt Sydney Poitier, tantôt Jean Rochefort ou un supposé Charles Bronson. “Ça se pourrait” songe t-elle car Roxane est relativement crépue, suffisamment thé au lait avec des yeux en amande (14), ce qui veut dire respectivement la synthèse génétique des trois potentiels papas.

Physiquement, Roxane se définit comme une androgyne, femelle hybride habitée par un corps ambigu. D’ailleurs, elle se présente comme un avatar pouvant contenir toutes les âmes (218).

D’autre part, le patrimoine généalogique du côté maternel de Roxane nous révèle que sa mère engendrée aussi d’un père inconnu “vit le jour à Saint-Forget dans la vallée de Chevreuse au lendemain de la Libération, probablement d’un tirailleur sénégalais de passage. Dès sa naissance, elle n’a pas eu le type européen. Mais elle n’avait pas le type africain non plus (10).

Pas plus que ne l’est la révélation de son géniteur aléatoire, nous pouvons remarquer que la généalogie composite du côté maternel est loin d’être également un long fleuve tranquille permettant de cerner l’identité de notre personnage puisque, son hybridation biologique sera une sorte d’épine dans son rapport à l’autre, au sein d’une société où les catégories sont préfabriquées, racialisées par l’inconscient collectif. Son sentiment du « ni ni » alimenté par une société qui la situe constamment dans la frontière diffuse « du pas assez » se convertit en double négation pour finir comme un boulet qui la pousse à ne se sentir de nulle part.[3]

Cyr@no, un avatar sur Internet n’est pourtant qu’une créature virtuelle mais son rôle est si présent dans la vie de notre personnage que l’alter ego de Roxane finit par acquérir progressivement une existence propre et une épaisseur quasi “humaine” au point où Christian en tombe amoureux ignorant que derrière l’avatar se cache Roxane, sa relation fugace d’un soir. Fort de son autonomie et de son emprise sur Roxane, l’avatar Cyr@no va tenter de s’émanciper en éjectant Roxane d’elle-même pour la déposséder de son identité. Enfin de compte, Roxane « la comédienne effacée » ne fut-elle pas la première à usurper toute sa vie l’identité de son alter ego et avatar virtuel Cyr@no la “coiffeuse inventée” en se faisant passer pour cette dernière afin de s’attirer frauduleusement les faveurs de Christian au moyen d’un faux profil n’existant que sur un site de rencontres? On aurait donc affaire ici à une sorte de “contre-usurpation”, en de termes simples “un retour à l’envoyeur”.

Comment reconnaître une copie de l’original et l’original du plagiat lorsque toutes les formes coexistent et se complètent, tel est le noeud gordien ou la reflexion cornélienne que nous propose Bessora à travers l’anecdote autour de ce dédoublement de personnage. De Roxane ou de Cry@no, qui des deux habitent le corps de l’autre ? L’exorcisme réside ici sur trois quelques points essentiels :

  • Sur le plan sentimental, on peut lire le dédoublement de Roxane comme un psychodrame thérapeutique c’est-à-dire que sa relation virtuelle qui n’est qu’un fantasme inassouvi de sa vraie relation échouée serait une volonté de se guérir de la frustration d’un amour unilatéral qu’elle éprouve pour Christian en se réinventant/renaissant via son avatar Cyr@no telle une naufragée dans toute l’étendue des possibilités qu’offrent le cybermonde et ses réseaux sociaux.
  • Sur le plan professionnel, Roxane espère aussi prendre un nouveau départ, en “tuant” symboliquement Hercule Savinien de Cyrano de Bergerac, son homonyme dramaturge qui fait de l’ombre à sa carrière et à qui elle intente de faux procès tout au long du roman.

En effet, Cyrano de Bergérac, le “vrai”, “l’authentique”, “l’historique”, « le réel » résonne sur un second plan à travers les échos contemporains des personnages de Bessora. “Cyr@no aima Christian, pour plaire à Roxane. Et Christian aima Cyr@no sans le deviner. Mais qu’importe qui l’on aime, au fond, tant qu’il y a l’émeuvement et la dévoration? Je suis la résolution dramatique du conflit amoureux” (214), lance Roxane. Et en cela, ce n’est pas tout à fait un hasard si Roxane qui est aussi Cyrano dans le roman de la suisso-gabonaise tombe amoureux d’un Christian puisque dans Cyrano de Bergerac, la célèbre pièce d’Edmond de Rostand, le pacte sentimental passé entre Cyrano et Christian les lie jusqu’à la mort.

Entre dérision, satire, sarcasme ou ironie, d’autres parallélismes et divers éléments de vraisemblance nous rappelant la pièce de Rostand sont possibles dans Cyr@no de Bessora. Car le roman offre évidemment plusieurs autres pistes de réflexion.

  • Du point de vue politique et au-delà de la fiction, l’écrivaine suisso-gabonaise nous pose des questions identitaires autour du sentiment d’appartenance multiple et divers, du droit de choisir des autoreprésentations fractales et rizhomorphiques lorsqu’on est comme Roxane un sujet issu de la frontière ou de l’entre-deux ou plusieurs. L’écrivaine souligne donc qu’entre mimétisme et assumation de la différence, tout se joue parfois dans les angles morts de l’assignation “par défaut”. Cette lecture permet d’envisager les conversations entre Roxane et son alter ego, comme des conversations entre le personnage et son inconscient refoulé, ce qui peut être analysée comme une échappatoire, un exutoire ou un refuge pour mieux comprendre les batailles intérieures parfois contradictoires que se livrent les sujets hybrides.

Relevant d’une politique du soi-même pas comme un autre, il faut dire que le je(u) ambivalent, car trouble et troublant de l’hybridité ou des hybridations dans un compénétrant “Je est un autre”, est une technique narrative réitérative chez Bessora qui aboutit souvent à un dédoublement, une jumellité, une réincarnation, une dualité, un duel ou un antagonisme. Un tel choix narratif permet peut-être de décliner les multiples facettes d’une identité plurielle, ce qui invite les interlocuteurs c’est-à-dire les autres et nous à un incessant renouvellement du regard qui lui s’opère par le déplacement de la perception et donc de la réception, afin d’apprécier la complexité faite de toute richesse des identités-frontières.

[1] Bessora. Cyr@no. Paris: Belfond, 2011.

[2] Si en son temps sa mère a exercé comme actrice et metteuse en scène, c’est parce qu’elle a pu monter sa propre compagnie de théâtre, elle n’a donc pas échappé non plus à la discrimination.

[3] Esther Benbessa. La République face à ses minorités. Paris : Mille et Une Nuits, 2003, Pap Ndiaye. La condition noire. Essai sur une minorité française. Paris : Gallimard, 2009.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.