La fabrique du coupable[1]
Dans un processus électoral où aussi bien le dépouillement, le décompte que tout le processus se déroulent de façon manuelle, le ‘hacking électoral’ est une hérésie. L’anglicisme ‘hacking’ pour ‘craquer’ est utilisé en informatique pour désigner une entrée frauduleuse dans un système afin de le bidouiller pour y introduire ou détruire des données à sa guise. Le piratage d’un système électoral supposerait donc que le présumé coupable se serait retrouvé dans le cyberespace, c’est-à-dire dans un domaine numérique, virtuel, électronique, digital ou entièrement informatisé d’où l’intéressé [ou un robot -n’ayant pas nécessairement besoin de se déplacer physiquement-] pourrait tenter de façon frauduleuse (= ‘illégale’)[2] de se connecter à ce système pour tenter de manipuler, modifier ou tripatouiller les données. Or, dans le cas du Gabon, le processus électoral est manuel. En effet, du bulletin de vote au dépouillement du scrutin en passant par l’élaboration des Procès-Verbaux à partir desquels on décompte les tendances provisoires et/ou définitives, il s’agit en principe de transcription…
Et pourtant, c’est ici qu’apparaît Yeo SIHEFOWA NAMOGO, informaticien ivoirien, développeur d’une application informatique dénommée Fast Collect. Il s’agit d’une autre application qui permet de collecter les résultats d’une élection, procès-verbal par procès-verbal, ensuite de les compiler et de produire des rapports statistiques. Cet informaticien a travaillé au Gabon conformément à un contrat de prestation qui le liait au candidat Jean PING, ainsi que le confirme Privat NGOMO[3], le responsable de la commission Scrutin au sein de l’état-major de campagne de ce candidat.
Nous voilà donc en face de deux applications informatiques REGAB et Fast Collect. Alors que la première évolue sur smartphone, est accessible sur le net via PlayStore ou GoogleStore et a été développée, comme nous l’avons vu dans le billet du 10 novembre (https://blogs.mediapart.fr/odome-angone/blog/101118/hacking-electoral-fabula-1), par un citoyen gabonais vivant au Canada dénommé Pierre Desthin SOGHE NDZE, la seconde Fast Collect évolue sur une plate-forme client/serveur. Elle permet de collecter l’entièreté des résultats d’une élection (présidentielle par exemple), bureau de vote par bureau de vote. Ensuite, elle agrège les résultats par circonscription et par candidat de sorte qu’on obtienne le score de chaque concurrent dans chacune des circonscriptions du pays. Il s’agit donc d’un simple programme informatique, avec comme unique opération, l’addition mathématique de voix engrangées.
Fast Collect et REGAB sont donc deux applications distinctes à plusieurs niveaux. Tout d’abord, elles ont été développées par deux informaticiens d’origine différente dont l’un respectivement ivoirien (Yeo Sihefowa Namogo pour Fast Collect) et l’autre gabonais (Pierre Desthin SOGHE NDZE pour R.E.GAB) et ces derniers, si l’on se réfère aux croisements des informations que nous avons faits, ne se sont ‘jamais’ rencontrés[4], du moins pas dans les termes qui nous ont été hypermédiatisés par le pouvoir en place… Ensuite, même si les deux applications ont des compétences à peu près similaires (des outils complémentaires pour concourir à plus de transparence électorale), REGAB est une plateforme dynamique, interactive entre internautes (=utilisateurs) et son serveur est téléchargeable sur GooglePlay. Celle-ci est de ce fait accessible à tout utilisateur ayant en sa possession un support informatique de type Androïd et donc consultable via Internet. Or Fast Collect est une plateforme client/serveur non interactive (comme R.E.GAB), c’est-à-dire non téléchargeable sur Internet par des tiers (= internautes/utilisateurs) autres que le client et le développeur. En termes clairs, Fast Collect n’est qu’une sorte de feuille de calcul de type Excel, non accessible et donc non piratable.
On comprend donc dès lors comment s’est opérée la manipulation. Les autorités gabonaises, en annonçant, le 30 août, soit à quelques heures de l’assaut du QG de PING, l’arrestation d’un ivoirien déniché dans le dit QG, ont réalisé une véritable opération de désinformation. Dès cette nuit en effet, en l’absence d’une contre-narration, c’est-à-dire d’un contrepoids audiovisuel ou numérique permettant d’avoir accès à d’autres versions, les voies de communication alternatives ayant été courcircuitées[5], la légende de Yéo Sihefowa alias le ‘hacker ivoirien’ est née et s’est installée au Gabon.
Sur la chaine de télévision nationale qui émet sur satellite, à savoir Gabon24, Yéo Sihefowa fut présenté comme le cerveau d’un vaste réseau de cybercriminels démantelé « portant gravement atteinte à la sécurité et à la sûreté de l’Etat ». Selon ce communiqué, le Gabon faisait alors l’objet de menaces de « trois types : cybercriminelle, atteinte aux données à caractère personnel et importation illégale de matériel de télécommunication satellitaire et militaire ». Pourtant, sans éclairer sur les liens logiques entre ces trois menaces, les autorités gabonaises demandaient « la plus grande prudence quant à l’application dénommée REGAB, une application pirate simulant la collecte des données conçue par des hackers et mise en place au Gabon ». En agitant ainsi le spectre malveillant d’une application « reconnue pour pirater l’ensemble des données personnelles de ses utilisateurs », l’information tentait de discréditer et de neutraliser définitivement cette dernière application. Ainsi en insinuant une utilisation abusive ou frauduleuse sur la Toile, à travers R.E.GAB, des données à caractère personnel de tout potentiel utilisateur, l’électorat jeune, grand consommateur de l’application incriminée aurait peut-être adhéré massivement à cette intox. Un argument béton qui aurait pu être persuasif si et seulement si la paternité de R.E.GAB n’était pas connue ‘officiellement’[6] plusieurs semaines avant le scrutin présidentiel. Attribuer la paternité à « une cellule de cybercriminels ivoiriens chargés d’alimenter l’application et les réseaux sociaux de faux contenus » n’avait pour but que de brouiller les pistes en créant un glissement sémantique pour semer la confusion entre l’informaticien ivoirien recruté par PING et un autre tout aussi ivoirien que nous allons découvrir sous peu…
En outre, la concomitance de deux communications diplomatiques majeures entre le Gabon et la Côte d’Ivoire livrées toutes dans la nuit du 30 au 31 Août[7] porte à croire que les deux pays auraient ‘officiellement’ voulu diligenter, au forceps, une affaire dans laquelle la Côte d’Ivoire avait été ouvertement soupçonnée d’ingérence[8]. Un peu étriqué, ouvertement indexé, afin de se prévenir de conséquences incalculables entre les deux pays[9], Abidjan –[à travers un communiqué publié sur la page officielle de la Présidence de la République de Côte d’Ivoire[10]]- a choisi de se désolidariser d’un acte individuel posé par des citoyens, -fussent-ils, hauts placés- pour lever toute équivoque entre l’implication d’une personnalité politique étroitement liée au pouvoir en place et la responsabilité de l’Etat ivoirien. C’est ainsi que Mamadou Diané et Jean-Marc Zoé[11] -puisqu’il s’agissait d’eux- ont été tous deux limogés le 30 Août. Tout compte fait, la réactivité et la synchronie des deux interventions faites de façon presque simultanée lèvent difficilement le doute sur une éventuelle scénarisation programmée entre les deux Etats protagonistes. Dans le domaine de la communication politique et surtout diplomatique, les hasards et leur asymétrie relèvent presque du subliminal…
« La présidence ivoirienne est allée trop vite en besogne. Elle aurait dû ouvrir une enquête pour voir la véracité des faits qui lui sont reprochés avant de mettre fin à ses fonctions. Rien ne prouve que les accusations des autorités gabonaises so[ie]nt bien fondées », s’indignait un internaute sur la page Facebook de la présidence ivoirienne tandis que plusieurs autres s’interrogeaient sur les mobiles d’une telle décision. À travers cette démarche diplomatique, la tension a baissé entre Abidjan et Libreville. D’ailleurs, Pacôme Moubelet Boubeya, alors ministre de l’Intérieur Gabonais, s’était rendu en Côte d’Ivoire pour s’entretenir le 14 septembre 2016 avec le Président Alassane Ouattara. Ce jour-là, le ministre gabonais déclarait que le Chef de l’Etat ivoirien avait pris des décisions qui s’imposaient, ajoutant que les relations entre les deux pays ne pouvaient être détériorées par qui que ce fut. Le limogeage des proches collaborateurs du Chef d’Etat ivoirien sonnait quelque peu comme un aveu de culpabilité et de contrition de la Côte d’Ivoire vis-à-vis du Gabon ; ce qui implicitement condamnait le ‘hacker’ Yeo Sihefowa qui se serait retrouvé au mauvais endroit du mauvais côté !
[1] Nous soulignons ici l’effet multiplicateur des réseaux en ligne, des sortes de machines à fabriquer des ‘vérités’ entendues comme des mythologies virtuelles lesquelles, à force d’être retweetées finissent en légendes urbaines mi-fausses mi-vraies. À cet effet, je vous invite à lire en complément l’article de Don DeLillo publié le 15 décembre 2001 sur les utopies narratives nées du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Il est saisissant de parallélisme : http://www.liberation.fr/cahier-special/2001/12/15/dans-les-ruines-du-futur_387298
[2] Une illégalité peut être ‘institutionnalisée’ pour s’imposer en ‘légitimité’ ou en ‘démarche légale’.
[3] Je vous livrerai dans un numéro à venir le questionnaire intégral de Privat Ngomo.
[4] Des questionnaires élaborés par nos soins ont été adressés aux deux équipes pour apprécier les zones d’ombre.
[5] Le couvre-feu numérique a duré plus d’un mois durant lequel la seule chaîne satellitaire progouvernementale Gabon24 émettait en totale monopole, les chaines proches de l’opposition ayant été saccagées par des commandos encagoulés.
[6] Plusieurs chaines internationales comme TV5 et France24 ont fait des reportages là-dessus, des liens sont consultables sur des plateformes numériques.
[7] Les contenus respectifs seront fournis dans un numéro spécial comme complément d’informations.
[8] Toujours dans le numéro spécial, vous apprécierez le ton de la communication ‘militaire’ lue par les autorités gabonaises au JT de 23h de Gabon24, le 30 Août 2016 par le dénommé Gabriel Mally Hodjoua, Secrétaire Général du Ministère de la Défense Nationale au moment des faits.
[9] Dans une interview accordée courant septembre 2016, Son Excellence M. Philippe Mangou, Ambassadeur de Côte d’Ivoire au Gabon expliquait que le départ de ses compatriotes du Gabon -durant la période électorale- était justifié par « l’embellie que son pays connaît depuis quelque temps sur le plan économique ». Sans conjecturer, les coïncidences existent, accordons-lui le bénéfice du doute. http://www.monsaphir.tv/actualites/item/14233-cote-d-ivoire-gabon-affaires-mamadi-diane-et-hackers-ivoiriens-sem-philippe-mangou-fait-des-revelations.html
[10] Voir le numéro spécial à venir.
[11] Voir le numéro spécial à venir.